« Je dissous donc ce soir l’Assemblée nationale ». Dans la soirée du dimanche 9 juin 2024, alors que les résultats de l’élection des députés français au Parlement européen sont tout juste connus, le Président de la République Emmanuel MACRON annonce qu’il a pris la décision de dissoudre l’Assemblée nationale et que des élections législatives se tiendront le dimanche 30 juin (1er tour) et le dimanche 7 juillet (2e tour), c’est-à-dire dans moins de trois semaines : le compte à rebours est désormais enclenché.
LA DISSOLUTION, ÉPREUVE OLYMPIQUE
L’épreuve de la « dissolution de la représentation nationale » – parce que c’est bien de cela dont il s’agit – n’était pas inscrite aux Jeux olympiques de Paris le l’été 2024. Et pourtant, l’épreuve a bien lieu. Quant-aux résultats, leurs conséquences sont appelées à marquer profondément la vie politique française des années du second quart du XXIe siècle.
Que peut-on écrire – pour faire écho et laisser une trace en cet instant – pendant la semaine qui sépare ces deux tours, une période marquée par une saturation de commentaires du vote qui vient d’avoir lieu le 30 juin 2024, de sondages et de supputations concernant le vote qui se tiendra le 7 juillet 2024 ? Pourcentages de voix obtenues par les formations politiques et par tel ou tel candidat, nombre de sièges obtenus ou susceptibles de l’être, résultats à venir espérés pour les uns et craints pour les autres, annonces de désistements de candidats, consignes de vote le plus souvent confuses adressées aux électeurs par les formations politiques et les personnalités politiques. Et interviews et commentaires, et débats qui occupent de façon continue les chaînes de télévision et les réseaux sociaux. Une réflexion anthropologique sur la nature de la dissolution politique est nécessaire.
DISSOLUTION ET CATASTROPHE
Frédéric KECK, directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, écrit en 2013 :
« Le thème de la dissolution du sujet est un des grands thèmes du structuralisme des années 1960. Michel FOUCAULT l’a repris dans les dernières pages des Mots et les choses sous le nom de « mort de l’homme », ouvrant le champ d’étude de la multiplicité des formes de vie, de travail et de langage, dont l’homme occidental moderne est seulement un pli singulier ». (KECK, 2013).
Dans son article, Frédérick KECK associe la dissolution à la catastrophe écologique en se livrant à une lecture de l’oeuvre de Claude LÉVI-STRAUSS. Une décennie après on peut, mutatis mutandis, énoncer que la présente dissolution de l’Assemblé nationale est une manifestation de dissolution du sujet, une dissolution du corps politique qui se situe dans le sillage d‘une pensée sauvage – parce que, toute pensée est toujours un peu « sauvage » – et qui a partie liée avec une catastrophe.
« La pensée de Claude Lévi-Strauss montre que la catastrophe inaugurale de la modernité peut être mise en rapport avec une série d’autres catastrophes sans se clore sur la figure d’un sujet réconcilié avec lui-même. Sa réflexion constante sur la nature – lieu d’exercice de la « pensée sauvage » – et son souci des conditions écologiques souligne que la vie des formes émerge de la dissolution du sujet moderne. En cela, il permet de penser d’autres catastrophes et d’autres formes subjectives. ». (KECK, 2013).
La pensée sauvage s’accomplit ici par un acte sauvage. Dissolution de quoi ? D’un corps, du corps politique, de corps physiques individuels des hommes et des femmes politiques. Les députés élus ne sont plus à l’instant, députés. Mais aussi du corps électoral formé par les citoyens.
« Je crois que nous souffrons davantage d’un déficit de pouvoir que d’un manque d’inclusion du peuple dans la vie publique. Le malaise vient du fait que la politique n’apparaît plus comme le moyen de maîtriser son destin. Or, c’est là une promesse fondamentale de la démocratie. Cette dissolution est un aveu d’impuissance face à cette colère, cette frustration d’une politique ne parvient plus à s’exprimer. (TAVOILLOT, 2024)
LA RAISON DE LA DISSOLUTION
La raison doit-elle dominer la conduite de l’homme et de l’État ? En décembre 1949, Jacques MARITAIN (1882-1973) est invité aux États-Unis par l’université de Chicago. Il y prononce une série de conférences consacrées à « L’Homme et l’État » dans lesquelles il aborde six sujets : le peuple et l’État, le concept de souveraineté, le problème des moyens, les droits de l’homme, la charte démocratique, l’Église et l’État, le problème de l’unification politique du monde. Il termine la conclusion de sa dernière conférence en s’interrogeant sur « la vieille tentation des philosophes » qui voudraient que la raison soit acceptée comme autorité dans les affaires humaines.
« Après tout, ce serait une illusion moins grave, je suppose – et en tout cas moins fréquente – que la conviction chère à tant de fatalistes, d’après laquelle toute confiance en la raison doit être écartée avec le plus grand soin dans la conduite de l’homme et de l’État » (MARITAIN, 1965, p. 202).
La raison peut-elle être la mesure de toute action publique considérée dans sa totalité et dans ses parties ? Et d’abord, quelle raison ? La raison pratique quotidienne par laquelle un citoyen juge, de façon immédiate, si l’État rend le service public attendu ? La raison qui se rapporte aux réformes que le même citoyen souhaite voir se réaliser le plus tôt possible ? La raison des administrations qui prennent des décisions parfois incompréhensibles, ou bien qui ne donnent aucune suite aux demandes qui leurs sont adressées ? La raison du Droit et du service public de la Justice dont les jugements tantôt trop sévères, tantôt trop laxistes surprennent, mécontentent, voire révoltent les victimes ?
Jacques MARITAIN, comme il le rappelle dans A Travers le désastre, fut après l’armistice de juin 1940 « un Français que la police allemande cherchait à Paris ». Parti en janvier 1940 pour enseigner au Canada, sa mission sur le continent américain se transforma en exil jusqu’en 1944. Il écrit « L’Allemagne hitlérienne a tablé partout sur les forces de dissolution, sur les ressources sans fin du mal et sur la faiblesse de la conscience ». (MARITAIN, 1946, p. 134). Il serait intéressant de nommer « les forces de dissolution » évoquées.
CONCLUSION
Les raisons morcelées font douter, tout simplement, qu’elles sont accessibles à l’entendement humain, et dans le même temps, rendent nécessaire l’existence d’une raison unificatrice, critère du bien public que l’État (un État, lorsqu’il existe et qu’il agit) se doit d’assurer. Une raison vis-à-vis de qui la société dans son ensemble est globalement indifférente – lorsqu’elle ne lui est pas franchement hostile – peut-elle se retrouver sur la ligne d’arrivée alors qu’elle n’était pas sur la ligne de départ ?
Bernard MÉRIGOT
5 juillet 2024
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES