LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°455, lundi 3 mai 2021
Diversité ou unité ? L’école, l’enseignement et l’éducation sont traversés par deux lignes de force. Nous sommes en présence d’un monde partagé : Jean-Paul FILIOD, dans son introduction au numéro spécial de la revue Ethnologie française consacré à l’ « Anthropologie de l’école » publié en 2007, écrit que l’école est le « lieu d’une tension récurrente entre deux réalités » :
- d’un côté, les diversités : c’est la promotion de l’individu et de sa liberté qui sont projetées dans l’espace public pluriel,
- d’un autre côté, l’unité : c’est le cadre national du système éducatif, dont la République et la Laïcité ont le projet de définir une citoyenneté qui se situe « au-delà et au-dessus des appartenances dites communautaires ». (1)
Comment analyser les situations qui composent cette réalité double ? Sont-elles à force égales ? Ou bien illustrent-elles une partie de tir à la corde ?
Et comment interroger la pluralité des normes, et cerner les logiques auxquelles se trouvent confrontées toute pédagogie (Παιδαγωγία, Paidagoyía), cet art d’enseigner tout à la fois savoir, savoir-faire et savoir-être ?
Et enfin, comment remettre à leurs justes places les pouvoirs (politiques, institutionnels, sociaux…) qui s’exercent sur les pratiques pédagogiques ?
DEUX RÉALITÉS, TROIS EXEMPLES
Inculquer à des enfants ce qui leur sera nécessaire pour vivre en société lorsqu’ils seront adultes relève d’un processus d’enculturation. Quelles « cultures » ? Avec quelles pédagogies ? Et pour vivre dans quelle(s) société(s) ? Cette perspective a animé de nombreuses recherches en anthropologie de l’éducation, d’abord aux États-Unis, puis en Europe. Elles ont concerné les minorités culturelles en portant attention aux différences qui distinguent :
- d’un coté, un milieu d’origine,
- de l’autre coté, une société d’accueil.
L’anthropologue et sociologue Jean-Paul FILIOD présente trois exemples qui donnent à voir et à entendre les discontinuités existantes entre des « cultures » différentes, ainsi que les malentendus qui en découlent entre les enseignants et les élèves. Ces exemples sont les suivants :
- l’enfant Amérindien silencieux,
- l’enfant Soninké et son « rapport à plaisanteries »,
- le refus de l’élève Kanak de participer au « jeu pédagogique » – fondement du dialogue rhétorique entre le maître et l’élève – des questions/réponses.
1.L’ENFANT AMÉRINDIEN SILENCIEUX
Contexte. États-Unis, années 1970, enfants amérindiens.
Attente. Les enseignants attendent une participation orale des élèves en classe.
Situation. Certains élèves se font remarquer par leur silence. Plutôt effacés, ils manifestant le syndrome de « l’enfant indien silencieux » [Bachmann et al., 1981 : 198], (2) Les enseignants cherchent à encourager la communication verbale en posant des questions, et en se manifestant soit par des sollicitations bienveillantes, soit par des injonctions fermes.
Aucun résultat. La réputation des enfants amérindiens est alors faite : timides, indifférents aux activités scolaires, non compétitifs, en retrait… Le premier diagnostic qui coule de source est celui d’un : « déficit linguistique dont le milieu familial serait la cause » [op. cit.].
Analyse anthropologique. Après réflexion et enquête, Susan PHILIPS [1972] rapporte que l’explication de ce silence tient à une différence de code de communication entre le milieu scolaire et le milieu communautaire.
Dans le milieu communautaire, les activités ouvertes à tous sont rarement organisées et dominées par un seul individu. Du coup, les élèves amérindiens se trouvant dans le milieu scolaire ne comprennent pas la place singulière de l’enseignant unique. (3)
Les cas d’analyses erronées concernant des enfants amérindiens sont nombreux. Comme dans le cas des enfants qui ont été « éduqués » dans les pensionnats indiens au Québec dans les années 1950-1970, et où ils ont subis de très graves maltraitances.
Depuis les débuts de la campagne d’évangélisation du XIXe siècle, les visites épiscopales constituaient des événements importants chez les Amérindiens de l’Ouest québécois, considérés comme tous convertis au christianisme au début du xxe siècle.
Quels que soient les actes de reconnaissance et de repentance effectués par les autorités canadiennes au début du XXIe siècle, ces problèmes sont encore d’actualité en 2021. On lira avec profit l’étude de Marie-Pierre BOUSQUET, professeure au département d’anthropologie de l’université de Montréal. Spécialiste des questions amérindiennes du Canada, elle s’intéresse particulièrement aux cultures et aux sociétés algonquiennes de l’Est canadien.
Elle écrit en 2012 que l’école canadienne « continue à valoriser des modes d’apprentissage qui correspondent aux codes occidentaux, par exemple dans les interactions entre les professeurs et les élèves, dans les évaluations des performances ». Elle en vient à se poser la question : « Peut-on adopter une pédagogie plus culturellement adéquate pour les Amérindiens ? » (4) Une question qui demeure ouverte.
2. L’ENFANT SONINKÉ ET SON « RAPPORT A PLAISANTERIES »
Contexte. En France, années 1980, enfants d’origine Soninké (Afrique de l’Ouest sahélienne, Mali…).
Problème. Lors d’activités ludiques, ils manifestent à l’égard de leurs instituteurs et leurs animateurs de centre aéré un comportement qui est jugé dans le contexte scolaire et éducatif comme relevant de l’indiscipline, de l’arrogance, de l’irrespect, avec des bousculades, des injures…
Analyse anthropologique. Il apparaît manifestement que cette attitude de groupe est codée. Jacques BAROU [1991] montre comment des Soninkés ayant migré en région parisienne depuis l’Ouest africain, continuent à se référer à leur système de parenté d’origine, pratiquant un « rapport à plaisanteries » entretenu avec leurs grands-parents et oncles restés au pays d’origine. (5)
3. LE REFUS DES ÉLÈVES KANAK DE PARTICIPER EN CLASSE AU JEU PÉDAGOGIQUE
Contexte. Nouvelle-Calédonie, années 1990, enfants kanaks.
Problème. Des enseignants de mathématiques rencontrent des difficultés avec des élèves d’origine kanak qui refusent à répondre aux exercices proposés.
Analyse anthropologique. Il apparaît que « l’idée de problème au sens où nous l’entendons – problème dont l’adulte connaît la solution mais qui est présenté de manière à ce que l’enfant ne puisse pas répondre immédiatement – est étrangère aux interactions coutumières » [Clanché, Sarrazy, 2002 : 15]. (6)
LIBERTÉ OU CONTRAINTE ?
Quelles sont les limites de la liberté ? Quelles sont les limites de la contrainte ? Les deux questions appliquées à l’éducation ont des racines anciennes. Dans son Traité de pédagogie, publié après sa mort en 1803, Emmanuel KANT écrit : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à en faire lui-même un bon usage. Sans cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu’il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d’apprendre à connaître combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d’acquérir de quoi se rendre indépendant. » (7)
L’UNITÉ POLITIQUE CONTRE LES DIVERSITÉS PÉDAGOGIQUES
Les situations polyculturelles dans l’enseignement ne sont pas seulement internes à la classe. Elles sont également externes. Un exemple. Dans un manuel scolaire de Français destiné au cours élémentaire dont le titre est La Vie littéraire à l’École publié par E. HULEUX en 1915 (3e édition), une des leçons reprend le texte d’Alphonse DAUDET « La Dernière classe » extrait de ses Contes du Lundi de 1873. C’est le récit d’un petit Alsacien qui relate un épisode violent qui a été vécu douloureusement par les habitants des départements français annexés à la suite de la défaite de 1870. Il s’agit de la suspension in situ des instituteurs français, qui faisaient cours en langue française, et de leur remplacement immédiat par des instituteurs allemands qui feront désormais cours en allemand. Le texte, renforcé par une illustration, met en scène un instituteur français qui donne son dernier cours : « Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et en appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu’il put « Vive la France ! ». (8)
Cette scène paroxistique, qui a pour théâtre une salle de classe se situe dans le contexte des suites d’une guerre. Elle montre le pouvoir politique, représenté par une armée d’occupation étrangère, qui interdit la pratique quotidienne d’un enseignement dans une langue et qui en impose une autre.
CONCLUSION
- Les enseignants n’enseignent pas ce qu’ils ont envie d’enseigner, pas plus que les élèves n’étudient ce qu’ils sont susceptibles aimer étudier. Nombre d’exemples montrent que l’origine des décisions mises en œuvre à l’école ne sont pas de nature pédagogique (c’est-dire relevant d’une logique interne), mais de nature politique (c’est-à-dire subissant une logique externe).
- Le pouvoir politique commande le pédagogique, soit directement (physiquement), soit indirectement (idéologiquement). Il impose ce qui doit être enseigné, comment, et par qui. L’enseignant s’inscrit à l’intérieur de ce cadre subit.
- Et naviguant entre deux cultures, le bilinguisme colonial ne reconnaît aux élèves aucun « besoin particulier », sinon celui d’être enculturés par la contrainte. Comment ce bien s’est-il transformé en un mal ? Comment s’est produit le retournement de l’un vers l’autre, transformant la justification, la recommandation, et la valorisation (le bien malgré l’autre) en dénonciation, la condamnation (le mal révélé) ?
- Comment l’école inclusive de la fin du XXe siècle et du début de XXIe siècle s’est-elle accommodée des inclusions forcées ? Quelles sont celles qui demeurent ? Peuvent-elles un jour disparaître ? Quelles sont les limites de l’acceptabilité morale d’une société temporalisée à l’égard des contraintes tolérées ?
Bernard MÉRIGOT
RÉFÉRENCES
1. FILIOD Jean-Paul, « Anthropologie de l’école. Perspectives », Ethnologie française, 2007/4 (Vol. 37), p. 581-595. DOI : 10.3917/ethn.074.0581. URL : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-4-page-581.htm
2. BACHMANN Christian, LINDENFELD Jacqueline, SIMONIN Jacky, 1981, Langage et communications sociales, Paris, Hatier.
3. PHILIPS Susan U., 1972, « Participant structures and communicative competence : Warm Springs children in community and classroom », in C. Cazden, V. John, D. Hymes (eds), Functions of language in the classroom, New York, Teachers College Press : 370-394.
4. BOUSQUET Marie-Pierre, « Êtres libres ou sauvages à civiliser ? L’éducation des jeunes Amérindiens dans les pensionnats indiens au Québec, des années 1950 à 1970 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], 14 | 2012. URL : http://journals.openedition.org/rhei/3415 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhei.3415
5. BAROU Jacques, 1991, « Familles africaines de France : de la parenté mutilée à la parenté reconstituée », in M. Segalen (dir.), Jeux de familles, Paris, Éd. du CNRS : 151-171.
6. CLANCHÉ Pierre, SARAZY Bernard, 2002, « Approche anthropodidactique de l’enseignement d’une structure additive dans un cours préparatoire kanak », Recherches en didactique des mathématiques, vol. 22, 1 : 7-30.
7. KANT Emmanuel, Traité de pédagogie, Auguste Durand, 1855. Traduction d’Auguste BARNI.
8. HULEUX E., La Vie littéraire à l’École, Cours élémentaire, Publications Alcide Picard, 1915 Paris, p. 237.
Voir la reproduction de l’illustration dans l’article :
MÉRIGOT Bernard, « Comment aborder la spécialité « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » ? Les nouveaux programmes 2019 des classes Terminales des lycées », La lettre du Lundi de Mieux Aborder l’Avenir, n°366, lundi 19 août, 2019. http://www.savigny-avenir.fr/2019/08/19/comment-aborder-la-specialite-histoire-geographie-geopolitique-et-sciences-politiques-les-nouveaux-programmes-2019-des-classes-terminales-des-lycees/
Tintin, instituteur
HERGÉ, pseudonyme de Georges REMI (1907-1983), Tintin au Congo, 1931, p. 39.
HERGÉ, Tintin au Congo, Tournai (Belgique), Casterman, 1946. Réédition 1960, p. 39
LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS
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Tintin instituteur au Congo : « Combien font deux plus deux ? » (1946). Cette réédition de Tintin au Congo publie une illustration redessinée et un texte modifié par rapport à l’édition originale de 1931. Les albums des bandes dessinées d’Hergé (1907-1983) ont marqué depuis maintenant presque un siècle la culture de plusieurs générations d’adolescents, du XXe siècle et du XXIe siècle… Leur analyse comprend une importante littérature et les stéréotypes contenus dans chaque album méritent d’être replacés de façon critique dans le contexte historique de leur production. (Tintin au Congo, Tournai (Belgique), Casterman, 1946, p. 36).
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Pensionnaires amérindiens et personnels du Pensionnat catholique d’Amos / Pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery, en Abitibi (1955-1972) au Québec, lors de la visite de l’évêque d’Amos. Photo non datée (sans doute dans les années 1950), Archives Deschâtelets. Extrait de l’article de Marie-Pierre BOUSQUET, « Êtres libres ou sauvages à civiliser ? L’éducation des jeunes Amérindiens dans les pensionnats indiens au Québec, des années 1950 à 1970 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 2012. Depuis les débuts de la campagne d’évangélisation du XIXe siècle, les visites épiscopales constituaient des événements importants chez les Amérindiens de l’Ouest québécois, considérés comme tous convertis au christianisme au début du xxe siècle.
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La dernière classe. « Alors il se tourna vers le tableau, prit un morceau de craie, et en appuyant de toutes ses forces, il écrivit aussi gros qu’il put « Vive la France ! ». « La Dernière classe. Récit d’un petit Alsacien » d’Alphonse DAUDET, in Contes du Lundi. Extrait de La Vie littéraire à l’École, Cours élémentaire, de E. HULEUX, 1915, p. 237. Collection CAD.
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« Une classe de Géographie faite par un missionnaire italien dans la colonie anglaise du Kenia »,
Extrait de : ARQUILLIÈRE Henri-Xavier (1883-1956), Histoire de l’Église, Les Éditions de l’École, 1941, p. 499. -
« UNE LEÇON D’ARITHMÉTIQUE. Une sœur de la Consolata de Turin, de la Mission de Nyeri, au Kenya, s’efforce d’apprendre l’arithmétique à ses petis négrillons. Les missionnaires de la Consolata ont dans la Mission de Nyeri 72 écoles élémentaires. » Cliché de l’Office intercolonial de documentation.
Extrait de : ARQUILLIÈRE Henri-Xavier (1883-1956), Histoire de l’Église, Les Éditions de l’École, 1941, p. 499.
La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°55, lundi 3 mai 2021