LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°448, lundi 15 mars 2021
On lira ci-dessous un entretien avec Bernard MÉRIGOT, Rédacteur en chef de Territoires et Démocratie Numérique Locale (TDNL) et président de Mieux Aborder L’Avenir (MALA).
- Dans la nuit du 9 au 10 mars 2021 un incendie s’est déclaré dans le data center d’OVH Cloud à Strasbourg. Brutalement 3,6 millions de websites HTTP représentant 464 000 noms de domaines se sont retrouvés hors ligne. (1) Qu’en pensez-vous en tant que client d’OVH ?
Bernard MÉRIGOT. Territoires et Démocratie Numérique Locale (TDNL) est un média numérique (ISSN : 2261-1819) qui est en ligne sur le site http://savigny-avenir.info Nous sommes clients depuis maintenant plus de dix ans (2010) d’OVH. Tous les ans, nous payons un abonnement pour notre site, nos services de mails, nos noms de domaine.
• Nous sommes globalement satisfaits de la continuité des services et des prestations assurées par OVH en tant que Fournisseur d’accès Internet (FAI) et d’hébergeur de bases de données.
• Nous n’avons pas été atteints par les effets de l’incendie du mars 2021 et nous tenons à exprimer notre compassion et notre solidarité, en tant qu’usagers, pour ceux qui sont confrontés à des pertes de données numériques, qu’elles soient temporaires ou définitives.
NOUS SOMMES UN « MÉDIA http:// »
PARMI TANT D’AUTRES…
- Comment se situe Territoires et Démocratie Numérique Locale (TDNL) parmi les médias numériques ?
B.M. Nous sommes supportés par une association Loi de 1901 sans but lucratif qui est Mieux Aborder L’Avenir (MALA) qui possède un SIREN/SIRET.
Notre site ne comporte aucune publicité et la totalité de nos articles est entièrement accessible. On ne trouvera nulle part, après un premier paragraphe d’introduction, une mention du genre « Il vous reste 80 % de l’article à lire. Vous devez vous abonner pour y accéder ». Nos visiteurs peuvent lire gratuitement 100 % de nos articles.
Nous occupons une place – qui est peut-être modeste, mais nous l’occupons, à part égale avec les médias professionnels – dans la galaxie médiatique des articles de fonds et de recherche. Nous avons quand même en ligne 2500 articles, et 4000 photographies et documents pdf en ligne.
- Quel est votre bilan après dix années d’activité ?
BM. Notre site a été créé en 2010. Il a commencé son premier jour avec un premier article en ligne, puis deux, puis trois… Il a régulièrement publié, plusieurs fois par semaine, de nouveaux articles qui se sont ajoutés aux précédents.
Notre lectorat a suivi l’augmentation de notre offre en ligne. Il a atteint le total de 1 million de visites en 2015. Il est aujourd’hui, en 2021, à un total cumulé d’environ 6 millions de visites depuis notre création. La fréquentation quotidienne est évidemment variable selon les jours et les mois. Durant le mois de février 2021, pour prendre un seul exemple, 177 496 pages ont été visitées. C’est pas mal.
- Est-ce que votre ligne éditoriale a changé en dix années ?
BM. Notre devise est empruntée à Christophe de SAVIGNY (1530-1587), érudit et «encyclopédiste» de la Renaissance. Elle est toujours « Tost ou tard, près ou loing, a le fort du faible besoing ».
Nous pensons que la pertinence de l’analyse du monde, ainsi que la transmission des leçons tirées des expériences acquises, ne sont en aucun cas liées à la notoriété personnelle ou institutionnelle de ceux qui les portent. Seule une pratique critique, s’appuyant sur des enseignements et des recherches fondées, est garante de l’authenticité humaine – c’est-à-dire citoyenne – d’une démarche.
La question qui se pose est : Comment je me situe, moi sujet social, par rapport aux opinions que j’exprime et aux connaissances que je prétends proposer au monde ?
Le contenu du site est toujours défini de la même façon : « Anthropologie globale du présent. Anthropologie citoyenne. Intelligence territoriale. Éditorialisation des identités locales. Récits de politique publique (Policy narrative). Gouvernances locales. Démocratie expérimentale. Démocratie participative. »
Ce qui caractérise notre façon de considérer le numérique, c’est d’être une «anthropologie du numérique». Elle est explicitée, par exemple, dans un numéro spécial intitulé « Marges et numériques » du Journal des Anthropologues (n° 142-143, 2015).
COMMENTAIRE DE LA COUVERTURE DU NUMÉRO. Elle reproduit une carte des connexions à Internet dans le monde. Celles-ci, figurées par des couleurs de diverses intensités, illustrent les inégalités géographiques ou sociales qui structurent son accès : de très vastes régions de la planète demeurent dans l’obscurité.
RÉFÉRENCES
MATTELART Tristan, PARIZOT Cédric, PEGHINI Julie et WANONO Nadine, « Le numérique vu depuis les marges », Journal des anthropologues, 2015, p.142-143. DOI : https://doi.org/10.4000/jda.6192 http://journals.openedition.org/jda/6192
- Quel est le rapport entre votre activité, votre lectorat et l’incendie du data center d’OVH ?
BM. Il faut prendre en compte le fait que notre site reçoit chaque année un total d’environ 50 000 visiteurs qui lisent 1 000 000 de pages. Le bilan de l’année 2020 a été de 41 966 visiteurs et de 1 144 352 pages visitées. Son siège est en France, il est publié en langue française, mais il est consulté par le monde entier.
Nos articles comportent tous les références bibliographies (établies selon les normes universitaires) des sources utilisées. Nous sommes devenus un site de référence pour nombre d’universités et de centres de recherche en sciences humaines et sociales. Cela a entraîné une évolution dans l’ écriture et la publication de nos articles.
Nous sommes à l’opposé de ceux qui cherchent à produire des « buzz » (rumeurs qui se propagent rapidement sur les réseaux sociaux), des articles sans portée sur des sujets d’actualité qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Nos articles sont désormais moins nombreux, plus longs, et ils s’efforcent d’apporter un regard citoyen sur l’action publique et sur les rapports de pouvoir qui s’exercent au sein des sociétés. Pour celà nous utilisons des notions, des concepts, des éléments de théorie, des expériences appartenant aux sciences humaines et sociales en général, et à l’anthropologie sociale telle que la concevait Claude LEVI-STRAUSS et telle que la conçoit aujourd’hui l’anthropologie de la mondialisation.
La mondialisation avec Internet nous ouvre une audience mondiale, et l’épisode malheureux rencontré par OVH qui est une entreprise française, est un effet induit par la mondialisation.
A partir de ce moment, nous avons une mission à remplir et la continuité permanente de l’accessibilité de nos articles, ainsi que la sauvegarde intégrale de leurs contenus, constituent un impératif absolu.
40 % DE NOS VISITEURS SONT AUX USA
- Qui sont vos visiteurs ?
BM. Sans entrer dans les détails, une analyse globale du dernier million de nos visiteurs montre une répartition de leur localisation en quatre groupes :
- En vert foncé : États-Unis d’Amérique (pour 40 %),
- En Vert : Chine, France, Allemagne, Chine, Ukraine (pour environ 35 %),
- En Vert clair : Russie, Grande-Bretagne, Estonie, Suède, Inde, Turquie, Roumanie (pour environ 20 %),
- En Brun : Canada, Seychelles, Japon, Mexique, Italie, Nouvelle-Zélande, Vietnam, Colombie, Italie, Roumanie, Inde, Indonésie…
La totalisation USA + Chine + Russie représente 57 % des visites de notre site.
- Pour conclure, cette actualité de l’incendie d’un Data center vous amène quelles réflexions ?
BM. Toute catastrophe est un révélateur, à la fois physique, technique et anthropologique. Comment est-elle vécue ? Peut-elle être surmontée ? Et comment ? Quel rapport entrenons-nous avecla menace que représente la crainte que sa répétition inspire ?
Les sciences sociales sont en lutte contre l’évaporation de l’actualité superficielle temporaire (AST) qui se manifeste à chaque moment de la vie quotidienne.
Un seul exemple – couramment admis selon le mode de l’aveuglement – celui de l’usage universellement répandu des micros-trottoirs des journaux télévisés. Ils prétendent refléter l’opinion publique générale («ce que pensent les gens»), alors que du fait des conditions de leur captation toujours mise en scène (camera, reporter…), et des choix éditoriaux du montage final, ils opérent une manipulation, construisant une opinion qui relêve de la fiction.
La seule « vraie révélation » que l’on peut attendre, est celui du dévoilement de la complexité des structures englobantes des objets numériques.
C’est pourquoi nous disons que le problème des data centers ne s’achève pas, et ne s’achèvera pas :
- ni avec l’extinction de l’incendie,
- ni avec la détermination de sa cause (un onduleur qui aurait pris feu ?),
- ni avec la restauration d’une partie des données perdues,
- ni avec le deuil des données définitivement perdues,
- ni avec les nouvelles offres technico-commerciales des Fournisseurs d’accès Internet (FAI) comme OVH, qui doivent garantir une sauvegarde totale, à 100 % des données.
LÉGENDE DE L’ILLUSTRATION
1. Allée froide, 2. Porte vitrée (confinement), 3. Faux plancher technique, réseau électrique, 4. Plafond étanche(confinement), 4. Allée chaude.
COMMENTAIRE
Un data center (ou centre de données, ou encore serveur) concentre des données dans des baies de stockage munies de serveurs informatiques. Ces dernières années, compte tenu de l’évolution des capacités de stockage sans cesse grandissantes des disques durs de nouvelles générations et de leurs densités, la quantité de chaleur à évacuer est devenue très importante.
Elle est de l’ordre de 2 kW par mètre carré de baies. Pour garantir les performances et le fonctionnement pérenne de ces installations, il est nécessaire de climatiser et d’évacuer cette chaleur.
LA THÉORIE DES DEUX PARADOXES DU NUMÉRIQUE
Un Retour sur expérience (RETEX) de cet incendie – qui est loin d’être un accident et qui relève à l’évidence du symptôme – doit donner lieu à une analyse anthropologique conduite non pas de façon abstraite, mais à partir de pratiques sociales concrètes observées et d’enquêtes portant sur l’imaginaire numérique.
- Quels sont les rapports que les sociétés modernes entretiennent avec les machines et les réseaux numériques ?
- Quels sont les propres rapports que moi j’entretiens avec ces mêmes machines ? Professionnellement, socialement, individuellement ?
- Qu’est-ce qui se passe lorque les réseaux s’arrêtent et que les données disparaissent ?
On s’aperçoit que l’on débouche sur le fait les pratiques numériques reposent sur deux paradoxes croisés.
PREMIER PARADOXE
Qu’est-ce qui est matériel ? Qu’est-ce qui est immatériel ?
- La numérisation des données informatiques repose sur leur dématérialisation qui les amène à circuler sur les réseaux et à être stockées en ligne (le cloud, le « nuage » en français).
- Les données informatiques nécessitent des espaces matériels, physiques regroupant les équipements matériels permettant leur stockage, les data centers.
DEUXIÈME PARADOXE
Qu’est-ce qui est visible ? Qu’est ce qui est invisible ?
- Les data centers sont abrités dans des bâtiments de taille très importante, très gros consommateurs d’électricité et producteurs de nuisances sonores et de dégagements de chaleur. Ils sont un
- Pourtant, à ce jour les data centers bénéficient d’une quasi invisibilité sociale. Clément MARQUET remarque que « Les data centers sont aussi discrets dans le paysage des villes, certains sont implantés dans d’anciens immeubles ou entrepôts reconfigurés. L’architecture des bâtiments est générique et ne donne pas d’indice sur leur activité. » (3)
Nos conclusions sont les suivantes :
- Il n’est pas possible de se contenter de conseiller à ceux qui habitent ou qui travaillent à coté d’un data center (encore faut-il qu’ils le sachent) de fermer leurs fenêtres et de couper leur climatisations en cas d’incendie afin de respirer le moins possible les fumées toxiques qui s’échappent…
- On ne peut pas non plus conseiller aux utilisateurs de données de multiplier leurs sauvegardes chez un deuxième fournisseur d’accès Internet (FAI) ou hébergeur, en espérant que le data center de secours ne rencontre pas d’incident. Et pourquoi pas un troisième, un quatrième… ? (2)
- Constater – comme on l’avance – qu’un incident sur un onduleur peut mettre le feu à tout un data center en dit long sur la fragilité des dispositifs matériels créés par l’homme. Rappelons qu’un onduleur est un dispositif de sécurité qui a pour fonction d’empêcher les conséquences d’un arrêt brutal d’alimentation. Voir un dispositif de sécurité causer un incendie constitue un inquiétant paradoxe.
- Il ne faut pas que « OVH, le Cloud et l’Internaute » devienne le titre d’une fable de La Fontaine dans laquelle l’usager serait à la merci d’une fatalité qui légitime l’incertitude numérique, illustration du principe qu’on ne saurait être complétement sûr de rien.
- Nous avons eu le nuage de Tchernobyl que (presque) personne n’a voulu voir. Nous avons aujourd’hui le nuage de l’incendie du data center avec toutes ses fumées toxiques.
- Le destin de nos données serait-il de partir en fumée ? Il est urgent de sortir du nuage du cloud numérique. Celui-ci est perçu par une majorité d’utilisateurs comme une pure abstraction (une sorte de software insaisissable) alors que c’est d’abord et avant tout, du hardware, c’est-à-dire du matériel physique, des machines mécaniques avec leurs forces et leurs faiblesses.
- Il ne faudrait pas que, pressé par d’autres actualités, on escamote les nuages. Il faut que nos consciences reterritorialisent ce qui apparaît faussement comme des immatérialités. Le cloud n’est pas ailleurs, il est chez nous, dans nos villes. Et nous devons savoir qu’il est combustible.
RÉFÉRENCES DE L’ARTICLE
2. Une « sauvegarde » qui n’est pas récupérable d’une façon certaine est-elle une sauvegarde ?
- « L’incident a eu un impact direct sur des milliers de sites d’entreprises, d’associations, de collectivités territoriales et de plateformes gouvernementales. Michel Paulin, directeur général d’OVH Cloud, a estimé chez nos confrères de BFM Business qu’aujourd’hui « entre 12 000 et 15 000 entreprises sont partiellement ou totalement affectées ». Au moment de l’incident, le chiffre de 3,6 millions de sites web a été avancé en se basant sur l’analyse de la société américaine Netcraft. La question pour la majorité des responsables des sites est de pouvoir les relancer et surtout si les sauvegardes sont récupérables. »
RÉFÉRENCES
CHEMINAT Jacques, « Incendie OVH Strasbourg : des sites toujours touchés, les dirigeants s’expliquent », Le Monde informatique, 12 mars 2021. https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-incendie-ovh-strasbourg-des-sites-toujours-touches-les-dirigeants-s-expliquent-82266.html - « L’hébergeur vient de partager un tableau dans lequel les clients OVH peuvent consulter l’état de leurs données. Certaines sont récupérables, en cours d’investigation, et d’autres sont définitivement perdues ».
RÉFÉRENCES
CIMINO Valentin, « Incendie du Datacenter OVH : toutes les données ne sont pas récupérables », Siècle Digital, 16 mars 2021. https://siecledigital.fr/2021/03/16/ovh-incendie-donnees/
3. MARQUET Clément, Ce nuage que je ne saurais voir. Promouvoir, contester et réguler les data centers à Plaine Commune (Seine-Saint-Denis), Doctorat de Sociologie, Telecom Paris Tech, 19 novembre 2018.
LÉGENDE DES ILLUSTRATIONS
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Incendie du data center d’OVH à Strasbourg des 9-10 mars 2021. Crédit photographique JDN, Le Journal du Net. https://www.journaldunet.com/web-tech/cloud/1498567-incendie-chez-ovh-l-offre-de-cloud-prive-touche-en-plein-coeur/
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Carte de la répartition dans le monde des visiteurs du média numérique Territoires et Démocratie Numérique Locale (TDNL) sur le site http://savigny-avenir.fr (créé en 2010). Carte établie le 12 mars 2021. Échelle décroissante de couleur en quatre catégories : Vert foncé, Vert, Vert pâle, Brun. © TDNL/Savigny-avenir, 2021.
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Schéma de principe de climatisation d’un data center élaboré par ABC CLIM. https://www.abcclim.net/climatisation-datacenter.html
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Marges et numérique, Journal des Anthropologues, 2015, n°142-143, 340 p. https://www.cairn.info/revue-journal-des-anthropologues-2015-3.htm
La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°448, lundi 15 mars 2021