LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°334, lundi 7 janvier 2019
GILETS JAUNES : L’URGENCE DÉMOCRATIQUE
Le mouvement des Gilets jaunes est remarquable, à bien des titres, spécialement parce que les aspirations à plus de justice sociale y apparaissent fortement associées à l’attente d’une transformation profonde de la démocratie, dans toutes ses dimensions. Le système institutionnel bien sûr, mais aussi la représentation de toutes les catégories sociales, ou encore les formes multiples de la participation démocratique et la prise en charge d’intérêts structurellement marginalisés sont questionnés.
Nous, chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales, assemblés au sein du Groupement d’intérêt scientifique « Démocratie et participation », sommes interpellés par ce que nous interprétons comme un appel à une république plus « participative » et par des pratiques qui s’attachent d’ores et déjà à la mettre en œuvre au quotidien, entre citoyennes et citoyens.
Sans être formulé dans ces termes – la démocratie participative n’étant pas explicitement revendiquée – cet appel prend cependant forme au croisement de propositions plus ou moins creusées qui s’y rattachent fortement : assemblée citoyenne, référendum d’initiative populaire, débats décentralisés.
- Ces revendications démocratiques, leur émergence comme leur structuration via l’usage des réseaux sociaux ou l’organisation d’assemblées populaires, témoignant d’une profonde défiance à l’égard de la représentation et d’une aspiration à l’horizontalité, ne sont pas en elles-mêmes nouvelles.
- Ce qui est plus original, c’est qu’elles ne sont pas portées par le petit cercle de leurs promoteurs habituels. Autrement dit, alors que nous observons et contribuons depuis des années à des expériences participatives souvent pensées et pratiquées du haut vers le bas, une forme de demande sociale s’exprime sous nos yeux.
- Il serait tentant d’annoncer aux Gilets jaunes que les dispositifs participatifs ne manquent pas et que nous sommes prêts à leur en livrer le mode d’emploi. Ce serait pourtant contraire à notre posture de chercheurs et de chercheuses en participation, et présomptueux, de considérer que les réponses institutionnelles et procédurales aux attentes démocratiques des Gilets jaunes existent, que nous n’avons pas besoin de leurs propositions et qu’il suffirait d’élargir ou de généraliser ce qui se fait déjà.
- De surcroît, l’aspiration à une vie démocratique ne saurait être enfermée dans quelques solutions procédurales vite digérées. D’autant moins que de multiples expériences participatives, aussi étudiées et renseignées soient-elles, montrent d’importantes limites tant dans leur capacité à élargir le spectre de « ceux qui participent » que dans leur influence réelle sur les décisions. Par contre, l’observation et l’étude de ces dispositifs, que les chercheurs et chercheuses réunis au sein du Gis mènent depuis plusieurs années, peuvent fournir de précieux éléments sur les opportunités mais aussi sur les risques de ce qui va se construire dans les semaines et les mois qui viennent.
- Prise au sérieux, la participation conduit d’abord à ouvrir de vraies possibilités de débats pluralistes, d’interpellation et de proposition pour les citoyennes et citoyens, et à garantir leur indépendance en dehors des échéances électorales. Cela peut concerner l’ensemble des politiques publiques (notamment économiques, fiscales et monétaires), et ce à tous les niveaux.
- Elle conduit ensuite à reprendre à nouveaux frais la question de l’articulation de cette démocratie participative avec la démocratie représentative, dont les limites sont bien établies à tous les échelons territoriaux, de la commune à l’Europe. De plus, la participation ne saurait conduire à délégitimer les autres formes d’expression ou d’expérimentation démocratiques, y compris celles qui s’expriment sur un mode radical.
- Nos recherches montrent à cet égard que la vitalité des formes plus conflictuelles d’interpellation est bien souvent une condition d’épanouissement des dispositifs participatifs comme d’aboutissement de décisions mieux ajustées à l’état réel de notre société.
- Enfin, pour être crédible, la concertation à venir doit s’entourer de toutes les garanties désormais bien identifiées (marges de manœuvre politique, moyens financiers et humains cohérents, animation neutre et indépendante, calendrier réaliste…). La réunion de ces conditions suppose à minima l’assurance de la transparence des échanges et un contrôle démocratique sur le traitement, les synthèses et les comptes rendus de l’immense matériau qui sera rassemblé, ainsi qu’un retour sur l’usage qui en sera fait dans les décisions publiques, justifiant ce qui est gardé ou non des propositions faites dans le débat.
Au-delà de cette expérimentation à laquelle nous sommes prêts à contribuer, nous réaffirmons l’urgence sociale, politique et environnementale d’une vie démocratique, parce que celle-ci conditionne la capacité de nos sociétés à aborder de front les déchirures qui la traversent et à relever les défis à venir.
La direction collégiale et le Conseil scientifique
Groupement d’Intérêt Scientifique (GIS) Démocratie et Participation
RÉFÉRENCES
DÉMOCRATIE ET PARTICIPATION (Groupement d’intérêt scientifique, GIS), « Gilets jaunes : l’urgence démocratique », 15 décembre 2018. Texte signé par la Direction collégiale et le Conseil scientifique du GIS Démocratie et Participation. http://www.participation-et-democratie.fr/fr/content/gilets-jaunes-lurgence-democratique
DOCUMENT
Liste des membres du Conseil scientifique du
« Groupement d’intérêt scientifique (GIS) Démocratie et participation »
Le Conseil scientifique est présidé par Catherine Neveu, anthropologue, directrice de recherche au CNRS, TRAM-IIAC
Simone Abram, professeure d’anthropologie à l’Université Durham (GB)
Marie-Hélène Bacqué, professeure de sociologie à l’Université Paris 10-Nanterre, directrice du laboratoire Mosaïques (LAVUE)
Rémi Barbier, sociologue, professeur à l’École Nationale du Génie de l’Eau et de l’Environnement de Strasbourg (ENGEES), GESTE (GEStion Territoriale de l’Eau et de l’Environnement) – IRSTEA
Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, CRPS-CESSP
Mathieu Brugidou, politiste, directeur de recherche au GRETS-EDF et à Pacte
Francis Chateauraynaud, sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, GSPR-EHESS
Marie-Anne Cohendet, professeure de droit constitutionnel à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, ISJPS
Agnès Deboulet, professeure de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, CRH-LAVUE
Valérie Deldrève, sociologue, directrice de recherche à l’Irstéa, ETBX
Patrice Duran, professeur de sociologie à l’École Normale Supérieure de Paris-Saclay, ISP
Maria Inés Fernandez Alvarez, professeur d’anthropologie à l’Université de Buenos Aires
Joan Font, directeur de recherche, Instituto de Estudios Sociales Avanzados, Consejo superior de investigaciones scientificas (Córdoba)
Mario Gauthier, professeur agrégé d’aménagement à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), Département des sciences sociales
Corinne Larrue, professeure d’aménagement à l’Université Paris-Est, directrice de l’École d’urbanisme de Paris, Lab’Urba
Sylvain Lavelle, philosophe, ICAM Paris-Sénart et Institut Hylès, Centre Éthique, Technique et Société (CETS)
Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l’Université de Lille 2, CERAPS
Eeva Luhtakallio, associate professoren sociologie à l’Université de Tampere (Finlande)
Noortje Marres,STS,associate professeur à l’Université de Warwick (GB), Center for interdisciplinary methodologies
Catherine Neveu, anthropologue, directrice de recherche au CNRS, TRAM-IIAC
Emmanuel Picavet, philosophe, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Phico
Sandrine Rui, maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Bordeaux, Centre Émile Durkheim et Cadis-EHESS
Fabrice Ripoll, maître de conférence en géographie sociale à l’Université Paris-Est-Créteil, Lab’Urba
Yves Sintomer, professeur de science politique à l’Université Paris 8, chercheur invité à l’Université de Neufchâtel, chercheur associé au Centre Marc Bloch (Berlin), CRESPPA
Marie-Gabrielle Suraud, professeure de sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulouse 3, CERTOP
Stéphanie Tawa Lama-Rewal, Politiste, chargée de recherche au CNRS, CEIAS
Sophie Wahnich, historienne, directrice de recherche au CNRS, IIAC-TRAM
Stéphanie Wojcik, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-Est Créteil, Ceditec
Joëlle Zask, maîtresse de conférences en philosophie à l’Université d’Aix-Marseille, Institut d’histoire de la philosophie
BIBLIOGRAPHIE
Liste de publication à partir du 10 décembre 2018. Mise à jour le 8 janvier 2019.
- Thomas Coutrot et Yves Sintomer, « Pour un RIC vraiment citoyen », Mediapart, le 8 janvier 2019.
- Samuel Hayat, « Jaunes de colère : de la trahison macroniste à la révolte populaire », Grozeille, le 6 janvier 2019
- Marion Carrel, « Sur les ronds-points, il y a eu une politisation accélérée des classes populaires », Mediapart, 2 janvier 2019
- Samuel Hayat, « Les Gilets jaunes et la question démocratique », Lundi Matin, 29 décembre 2018
- Julien Talpin, « Un RIC sous condition », Libération, 20 décembre 2018
- Maxime Quijoux et Guillaume Gourgues, « Syndicalisme et Gilets jaunes », La Vie des idées, le 19 décembre 2018
- Sophie Wahnich, « Les gilets jaunes et 1789. Résurgences révolutionnaires », L’Humanité, 18 décembre 2018
- Yves Sintomer, « Fonder une République à la hauteur des défis du XXIe siècle », Le Monde, 18 décembre 2018
- Martine Legris, « Gilets jaunes » : « Dans son discours, le président est passé à côté du sujet », Le Monde, 12 décembre 2018
- Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », Agone, 10 décembre 2018
La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°334, lundi 7 janvier 2019
COMMENTAIRE
Philippe TANCELIN, 2 janvier 2019
LE ROND-POINT DES GILETS JAUNES
Révélation d’une avant-garde…
La grande peur d’une apparition
Par un vent glacial et puissant qui accentue le ressenti de froid et malgré les quelques braseros dont les lueurs réchauffent plus les esprits que les corps, ils sont cette nuit de la Saint Sylvestre 2018, vers 22 heures, un peu plus d’une centaine de gilets jaunes sur le grand rond-point d’Aubenas en Ardèche. Quelques drapeaux tricolores sont plantés au sommet de modestes tentes-abris. Au centre de la partie blanche du drapeau, un poing levé suivi du dessin du département.
D’abord, c’est le partage de sourires illuminés de tendresse qui circule d’un regard, d’un visage à l’autre sans hésitation, à l’adresse de tout venant avec gilet ou non, puis c’est le partage encore, celui de nourritures apportées par chacun et chacune, et offertes ici simplement, généreusement par les mains tendues. Certaines de ces mains sont frêles, d’autres plus marquées par le dur ouvrage. Elles émergent de plusieurs couches de tricots, blousons, anoraks pour affronter les bourrasques.
Ensuite c’est la parole, tel un fleuve puissant et régulier qui file de lèvres en lèvres, liées par une même joyeuse pensée critique. Elle s’anime d’une singularité d’expressions habitées du réel qui transforme à cœur ouvert la langue de communication en une corne d’abondance d’échanges.
Là, on vit au présent, on profère, on témoigne de cette mutuelle reconnaissance d’être debout ensemble à contre-courant des logiques politiciennes. On s’encourage à une écriture collective de l’histoire, une autre histoire surgie de manière atypique, subversive qui lance un défi à sa propre mémoire populaire. On s’enflamme par l’imaginaire d’un lendemain fier de la dignité recouvrée grâce à l’héritage de résistances en train de se constituer et de se transmettre aux enfants et petits enfants…
Sur l’herbe rase du rond-point, derrière les tentes se dressent en mémoire des morts du mouvement onze croix blanches ceintes de fragments de gilets jaunes.
Lors, d’autres sont venus… ils sont près de deux cents, dos aux centres commerciaux, les yeux vers la plaine et au loin les collines. On découvre un étonnant mélange de générations, depuis les plus adolescents, leurs grands frères et sœurs, leurs parents dansant au rythme des flammèches qui s’échappent des braseros, jusqu’aux plus âgés des grands-parents et même arrière grands-parents, siégeant sur leur chaise de camping, couvertures polaires aux genoux. Ils rient d’un bon rire qui refuse bien les vœux d’un Président imbu « du pouvoir qui lui a été malencontreusement prêté mais qui appartient au peuple qui le reprend » avec ses chants comme celui des « partisans » selon une écriture magistralement actualisée.
« Vaut mieux mourir debout que de vivre à genoux », « Ne lâchons pas nos enfants face aux lâchetés des possédants » peut-on lire sur les gilets.
Si d’aucuns entre les nantis, les éclairés, les élites et parmi eux tant d’autres « assis » se demandent aujourd’hui « qu’est-ce que le peuple ? » « Où est le peuple ? » « Qui se prétend peuple ? ». Qu’ils apprennent et sachent entendre ceci : OUI depuis deux mois en France et pour une durée qui n’appartient qu’au courage de la Fraternité lorsqu’elle sort de ses gravures dans la pierre des édifices pour retrouver la ronde vivante des indignés, des révoltés, oui, le PEUPLE se réinvente dans une nomination qu’il prononce nouvellement. Il crée, écrit les événements de tout son corps pensant avec une orthographe du combat de l’imaginaire, selon d’autres conjugaisons de manifestations, d’étonnants tissages de solidarités, de bouleversants accords de participes avec les auxiliaires avoir et être qui ont été détournés par les grands propriétaires d’actions et de pensée du progrès ou encore d’une post-modernité anesthésiante.
Oui il serait temps de percevoir l’intelligence et la créativité, de cette avant-garde révélée de femmes et d’hommes dessinant le vrai visage d’un peuple libre dont on dissimule la lucidité sous le voile de « gilets jaunes radicaux » quand ils écrivent sur certaines de leurs affiches :
« Sachez bien une chose, ce mouvement des gilets jaunes est surement l’une des dernières révoltes populaires de masses, possible en France. Dans les prochaines années, l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale, les techniques de maintien de l’ordre et de surveillance empêcheront les peuples de se soulever. Pensez-y avant de raccrocher le gilet. »
Cette avant-garde sur le grand rond-point d’Aubenas ou de tant d’autres ailleurs en le premier de l’an 2019, porte à voix haute et à visage découvert le véritable poème d’habiter autrement la vie et le monde, de les aimer, de s’aimer d’une juste manière humaine.
La sage pensée ingénieuse, poétique qui anime pour une large part ce mouvement de révolte contre les injustices et les inégalités, protège aussi la nature. Elle y est chérie et respectée au nom même des signes-répliques par lesquels elle se manifeste face aux attentats que commet contre elle le système économique mondial et les ordures qu’il répand.
Contre une peur certaine de l’autre que suscite notre seul complexe sécuritaire, réapprenons à nous inquiéter les uns des autres à travers ces gilets de protection qui ont la couleur solaire de notre possible humain devenir.
Philippe TANCELIN. Poète-philosophe, 2 janvier 2019