Savoir de quelles natures sont les relations entre la Politique et la Justice est une question qui réserve toujours des surprises. Si nous étions au cinéma à la fin des années 1930, nous pourrions évoquer le film «Drôle de drame» (1). Aujourd’hui, en assistant à une audience de Tribunal de Grande Instance d’Évry, nous poursuivrons la métaphore cinématographique par l’évocation de films imaginaires qui se rapportent à la réalité institutionnelle de l’espace public de la Justice. Le premier film a pour nom «Drôle de date».
Tribunal de Grande Instance d’Évry (Essonne) : l’entrée réelle d’un «dispositif biopolitique», selon le philosophe Giorgio AGAMBEN. © Photographie CAD/BM 2017.
« Drôle de date ». Bien que nous soyons en pleine campagne des élections législatives (dont le premier tour à lieu dans moins de deux semaines, le dimanche 11 juin 2017), le Tribunal de grande instance d’Évry a condamné Olivier VAGNEUX, alors qu’il est candidat dans la 7e circonscription de l’Essonne, lors de son audience publique qui s’est tenue le mardi 30 mai 2017…
« Drôle de tribunal ». Nous sommes dans la « Salle pénale n° 2 », première salle d’audience à droite en entrant. Un carton collé avec du scotch sur le porte indique de façon énigmatique «5ème…». On est peut-être dans un collège ? Non.
Les bancs pour le public sont en bois. En véritable bois d’arbre, massif, nu et sans le moindre revêtement. Les dossiers bas – ils font mal dos – sont également en bois. Trois heures, c’est dur. C’est très dur.
La salle n’est pas ventilée. Manque d’arrivée d’air frais, manque d’oxygène. Il fait chaud. Cela produit des effets sur le niveau attention de plusieurs personnes présentes.
L’acoustique est détestable. Certaines interventions sont inaudibles pour le public. On ne sait pas si les micros ne sont pas branchés, ou bien si la sono n’est pas allumée. Certains intervenants parlent à voix basse, sans articuler et en tournant le dos. On peut estimer le taux d’intelligibilité à environ 30 % : près des deux tiers des propos (des mots, des noms, des dates, des faits, des phrases…) prononcés demeureront incompréhensibles, jusqu’à la fin des temps, pour les personnes présentes. Cette situation n’est pas nouvelle : elle perdure depuis des années sans que personne ne s’en étonne, et n’y porte remède, comme si elle était normale. Alors que la télévision diffuse à longueur de semaine des téléfilms sur des procès qui ont lieu aux États-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne… qui présentent des audiences de tribunal dont la qualité d’audition est parfaite. La réalité, en France, est autre. « Entende qui peut ».
« Drôle d’audience ». Il y a sept affaires à l’ordre du jour.
- Première affaire : « acte d’intimidation envers un chargé de mission de service public ». Le prévenu est absent. Affaire reportée.
- Seconde affaire : « soustraction frauduleuse à l’établissement ou au paiement de l’impôt, dissimulation de sommes, fraude fiscale » et « omission d’écriture dans un document comptable ». La personne prévenue est poursuivie par la Direction départementale des services fiscaux de l’Essonne. Après la suspension de séance – elle est condamnée – semble t-il – au maximum.
- Troisième affaire : « diffamation envers particulier(s) par parole, écrit ou moyen de communication au public par voie électronique ». Affaire reportée en novembre.
- Quatrième affaire : « exécution d’un travail dissimulé ». La personne prévenue est poursuivie par l’URSSAF. Elle ne parle pas français. Son interprète a quitté de Tribunal de Nanterre et il est dans les embouteillages des autoroutes de la région parisienne. Affaire reportée en novembre.
- Cinquième affaire : « Abus des biens ou du crédit d’une SARL ou par un gérant à des fins personnelles, tentatives d’escroquerie… ». Les deux prévenus ont déjà été jugés par le Conseil des Prud’hommes de Créteil. Leur avocat s’étonne auprès du président que la totalité des pièces n’ait pas été transmise par les Prud’hommes. Réponses confuses. Affaire reportée en novembre.
- Sixième affaire : « exécution d’un travail dissimulé ». Le prévenu est le gérant d’un premier commerce de sandwichs dans une commune. Il emploie du personnel déclaré à qui il délivre des bulletins de salaires en bonne et due forme. Il exploite dans les mêmes conditions un deuxième commerce de pizzas dans une autre commune. Afin de pallier l’absence d’un employé dans l’un des commerces, il envoie un employé dans l’autre commerce pour y travailler une semaine.
Contrôle de l’URSSAF. Il est en tort : un chef d’entreprise ne peut pas déplacer – même avec son consentement – un employé (bien qu’il soit déclaré) d’un commerce à un autre : il aurait fallu qu’il y ait un entretien d’embauche (personne ne comprend) et que les deux sociétés – dirigées par le même gérant – aient signé une convention… Son avocat dit qu’il a versé 5 000 euros à la commission de conciliation de l’URSSAF dont on ne trouve pas trace. Après la suspension de séance – le gérant est condamné – semble-t il – au maximum.
Tribunal de Grande Instance d’Évry (Essonne). Audience publique de la 5e Chambre, mardi 30 mai 2017. © Photographie CAD/BM 2017.
LA SEPTIÈME AFFAIRE
« Drôle de procès ». Le sens de la politique est aujourd’hui globalement donné par des machines de pouvoir qui ont comme principale activité de gouvernement, de poursuivre par diverses modalités, leur reproduction. D’un côté des citoyens ordinaires de plus en plus soumis à ces « machines» désirantes que décrivaient d’une façon prémonitoire le philosophe Gilles DELEUZE dans les années 1970. De l’autre des gouvernants et des appareils administratifs qui imposent sans concertation préalable.
Giorgio AGAMBEN pose la question « Qu’est-ce qu’un dispositif ? ». Il y répond en retraçant la généalogie théologique du terme, en remontant à ses origines chrétiennes (le mot grec oïkonomia), en passant par le terme de positivité présent dans la philosophie de HEGEL et le Gestell de HEIDEGGER, en s’arrêtant sur Michel FOUCAULT. Il en propose une définition élargie : « J’appelle dispositif tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, à la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». (2)
Une audience publique d’un tribunal est un «dispositif». C’est dans ce cadre qu’Olivier VAGNEUX est poursuivi, comme c’est affiché à la porte de la 5e Chambre, pour « diffamation envers un fonctionnaire, un dépositaire de l’autorité publique ou un citoyen chargé d’un service public, écrit ou moyen de communication au public par voie électronique commis du 1er octobre 2016 au 14 octobre 2016 » par Éric MEHLHORN (LR), maire de Savigny-sur-Orge, partie civile. Affiches collées sur les panneaux d’expression libre de la commune indiquant que le maire était entendu dans le cadre d’une plainte auprès du Procureur de la République concernant un emploi présumé fictif en Mairie de Savigny-sur-Orge.
D’un côté un avocat, à notre connaissance, payé par la commune de Savigny-sur-Orge sur le budget communal. De l’autre Olivier VAGNEUX, sans avocat, qui se défend tout seul. Olivier VAGNEUX est condamné pour diffamation. Il a indiqué en sortant de la salle d’audience qu’il comptait faire appel.
Tribunal de Grande Instance d’Évry (Essonne). Audience publique de la 5e Chambre, mardi 30 mai 2017. On peut apprécier le confort, et le caractère chaleureux de la salle des pas perdus du Palais de Justice. Visiblement l’architecte a hésité entre le bois et le marbre. © Photographie CAD/BM 2017.
RÉFÉRENCE
1. Drôle de drame, film français de Marcel Carné, 1937, avec Michel Simon, Louis Jouvet, Françoise Rosay et Jean-Louis Barrault. Scénario et dialogues de Jacques Prévert à partir du roman «His Fist Offense» de Joseph Storer Clouston. On ne se lasse pas d’écouter Louis Jouvet dire à Michel Simon « Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre ».
2. AGAMBEN Giorgio, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? Éditions Rivages, 2007.
Giorgio AGAMBEN, est un philosophe italien né en 1942, spécialiste de la pensée de Walter BENJAMIN, de Martin HEIDEGGER, de Carl SCHMITT et d’Aby WARBURG. La notion de biopolitique est au coeur de ses ouvrages.
Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819 BNF. Dépôt légal du numérique, 2017