Anthropologie des inondations : les actions humaines en amont sont responsables de la gravité des inondations en aval

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°203, lundi 4 juillet 2016

La généralisation des inondations du mois de juin 2016 (Nemours, Paris, Autoroute A 10 dans la région d’Orléans, Paris, Longjumeau, Corbeil-Essonnes, Juvisy-sur-Orge, Savigny-sur-Orge…), les coulées de boue (Wasselonne et Romanswiller, le 7 juin 2016)… sont autant de preuves que la situation en amont des bassins versants  a des conséquences sur la situation en aval.

Évacuation de la Résidence du 12 rue de Morsang à Savigny-sur-Orge,
le  jeudi 2 juin 2016, à 9 h 29
Électricité coupée. Ascenseurs arrêtés. Parkings inondés
Après les bottes, les cuissardes. Après les cuissardes, la barque…
©  Photo CAD / BM 2016

LES INONDATIONS REPRODUISENT UN MODÈLE COLONIAL

Question. Quelle est votre analyse de la situation des inondations de juin 2016 ?
Bernard MÉRIGOT.
Il existe un rapport de type colonial entre l’amont des bassins versants hydrauliques, responsable des conditions des inondations, et l’aval qui les subit. En amont, le colonisateur. En aval, le colonisé. Le premier impose au second des conditions qui à la fois créent et aggravent les situations d’inondation. On constate des hauteurs de 1 à 2 mètres d’eau en des endroits qui n’ont jamais été inondés auparavant. Les eaux ne sont plus retenues : elles se répandent et, ne pouvant aller nulle part, dévalent dans les zones basses.

  • En amont du bassin versant, le colonisateur : « Je détruis mes haies, j’abas mes arbres, je supprime les zones humides, je surexploite mes champs, j’urbanise, j’imperméabilise les sols ».
  • En aval du bassin versant, le colonisé. « Je mets mes bottes, je remplis des sacs de sable, je surélève mes meubles d’un parpaing. Ça ne sert à rien parce que l’eau monte de deux, de trois, de quatre parpaings. Je téléphone à mon assureur… et je pleure tous mes souvenirs détruits et emportés par les flots. Des flots qui ne sont pas bleu, mais de la couleur marron, celle de la terre et de la boue qui a tout envahi… Prochaine étape : pompe, serpillère, raclette, désinfectant…».

LES SIX CAUSES HUMAINES
DE L’AGGRAVATION DES INONDATIONS

Question. Il y a toujours eu des inondations… Elles sont imprévisibles…
Bernard MÉRIGOT. Oui, mais celles que nous connaissons sont de plus en plus graves.

On peut identifier six actions humaines qui créent et qui aggravent les inondations :

  • 1. l’ouverture des champs avec l’abattage des haies (sous le faux prétexte du remembrement des terres agricoles, depuis les années 1960)  qui a favorisé et accéléré le ruissellement vers les rivières, (1)
  • 2. le recul de la couverture végétale : les arbres et les plantes ne jouent plus leur rôle d’absorption de l’eau,
  • 3. la surexploitation des sols par l’agriculture réduit leur capacité d’absorption de l’eau,
  • 4. la suppression des mares et des zones humides qui remplissent une fonction de bassin de rétention,
  • 5. la construction d’habitations dans des zones inondables sous la pression de la spéculation immobilière,
  • 6. l’imperméabilisation des sols par la construction de routes, de parkings, d’habitations… qui empêchent l’absorption de l’eau de pluie par les sols.
« Il semblerait que le risque d’inondation soit plus grand dans les vallées que sur les hauteurs ». Dessin de Konk

LES INONDATIONS
REPRODUISENT DES INÉGALITÉS SOCIALES

Question. Les inondations ne touchent pas tout le monde au hasard ?
Bernard MÉRIGOT. Il existe une anthropologie des catastrophes, des inondations, des accidents… Ceux qui sont dans la détresse, dans la peine, dans l’angoisse, dans le deuil… sont des victimes. Mais pas seulement d’évènements qui seraient imprévisibles, comme les médias et les responsables des pouvoirs en place le présentent, ils sont victimes d’une situation inégalitaire qui les constitue comme victimes désignées. Ils sont au mauvais endroit au mauvais moment, alors que d’autres sont au bon endroit au bon moment. Une catastrophe ne se produit jamais au hasard et sans que des responsabilités préexistent.

La catastrophe soudaine, immédiatement médiatisée par des chaînes de télévision d’information continue et par les réseaux sociaux, rompt le quotidien. Elle provoque l’entrée d’une multitude d’acteurs sur un lieu de drame. Elle sature pour un temps tous les discours et les mises en récit

L’anthropologie des inondations est attentive au quotidien, à l’ordinaire, aux pratiques, aux représentations d’un groupe territorialement défini. Même au coeur de sa manifestation paroxystique de la catastrophe, le risque qui menace d’advenir sur un territoire se manifeste toujours – et sans aucun jeu de mot ici – par ce que Gilles DELEUZE appelait une ligne de fuite.

Un regard anthropologique sur les catastrophes articule le temps court et le temps long, la mémoire et l’oubli, le local et le global, les rapports entre l’homme et la nature, les données techniques,  les constructions identitaires, les explications symboliques (2)

LES INÉGALITÉS TERRITORIALES
SONT DES INÉGALITÉS SOCIALES

Julien LANGUMIER, dans une recherche portant sur les inondations de Cuxac d’Aude, le 13 novembre 1999, conclu, qu’au-delà de l’objet spectaculaire que constitue une catastrophe, la recherche anthropologique, fondée sur une enquête ethnographique de terrain, accède à une épaisseur socio-historique d’un territoire.

« Les pratiques de témoignages qui se développent au sein des relations de voisinage participent à une mise en commun d’une expérience de la catastrophe au niveau local. L’inondation affecte par le sinistre de sa maison, ou de son appartement, la relation habitante et plus généralement la représentation du cadre de vie. »

Dans tout drame, « la quête d’explications se nourrit des tensions et des conflits constitutifs des configurations sociales ou du système d’acteurs local : l’interprétation d’une tragédie collective malgré les explications techniques, hydrauliques, et du contexte global du réchauffement climatique et qui participent à l’universalisation de la catastrophe, est toujours territorialisée. (3)

C’est ici et pas ailleurs. Le vrai scandale des inondations, c’est que les pouvoirs en place , toujours marqués par des structures mentales hiérarchiques, ont la perpétuelle tendance de dénier la prévisibilité du risque en ayant recours à une explication fataliste. Ce qui constitue une nouvelle violence symbolique pour les victimes.

«L’eau dans les caves monte»
Savigny-sur-Orge, 2 juin 2016
©  Photo CAD / BM

DOCUMENT

ET SI L’ON MAÎTRISAIT MIEUX LES EAUX ?

Intempéries. La décrue est amorcée en région parisienne, mais retrouver des niveaux normaux prendra du temps. Il faut désormais chercher des pistes pour bien mesurer et limiter les futures inondations.

Les six actions humaines qui aggravent les inondations
Infographie, Le Parisien, 6 juin 2016, p.8
Et maintenant ? Même si dans l’Essonne, on s’attend encore à une montée des eaux, le gros des crues est passé en Ile-de-France. Dimanche, la vague a traversé sans drame la Normandie qui est repassée en vigilance orange, même si l’on surveille encore la Seine et le niveau des marées.
Le bilan des intempéries sera néanmoins lourd et des questions se posent déjà sur l’ampleur, l’anticipation ou la gestion de ces inondations. Alors que la Seine reflue lentement à Paris, Ségolène Royal a annoncé « d’ici la fin du mois, un nouvel exercice de simulation d’une crue majeure, de l’ampleur de celle de 1910 ». Des pistes émergent pour lutter plus efficacement contre ces très fortes inondations.
Mieux modéliser  les prévisions. Pourquoi un tel décalage dans le temps entre les alertes et les pics de crues ? « Aujourd’hui, contrairement aux grands fleuves, on n’arrive pas à modéliser de façon très précise leurs affluents, car chacun a une physionomie propre : pente, profondeur, tracé », explique Charles Perrin, hydrologue à l’Irstea (Institut de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture). A cette difficulté s’ajoute celle de l’impact incertain de la pluviométrie sur les sols : « S’ils sont secs, ils vont absorber, s’ils sont détrempés, l’eau file tout droit dans les rivières et cela vient chahuter tous les modèles », poursuit-il. La solution est de mieux évaluer l’humidité du sol grâce à des capteurs, explique l’hydrologue.
Sécuriser les sondes. Le matériel reste fragile. Jeudi à Paris, sur la station de mesure de la Seine installée au pont d’Austerlitz, « nos capteurs n’ont pas donné les bonnes mesures », admet Bruno Janet, de Vigicrues. Au lieu des 5,90 m prévus, la Seine a atteint 6,09 m. « Les capteurs sont protégés dans des puits ou des tubes positionnés dans les rivières, mais quand le courant est rapide et que le fleuve charrie des troncs d’arbres, ils peuvent être soumis à rude épreuve », explique-t-il. D’autres systèmes, plus coûteux mais plus résistants, sont testés, comme « des caméras ou des radars qui, dans un cours d’eau rapide, ne seront pas arrachés », précise Bruno Janet.
Construire  de nouveaux ouvrages. En amont de Paris, quatre lacs-réservoirs régulent les crues de la Seine. « Un cinquième à la Bassée, où l’Yonne se jette dans la Seine, est indispensable, estime le conseiller de Paris (UDI), Yves Pozzo di Borgo. Il aurait pu contenir un peu la montée des eaux dans la capitale. » « Faux. Contre une crue majeure à Paris (plus de 7 m), il n’existe aucune solution technique », rétorque l’hydrologue Charles Perrin, mais il reconnaît que la Bassée pourrait être utile : « Les réservoirs actuels font gagner jusqu’à 70 cm de hauteur d’eau ; un cinquième permettrait de grappiller quelques précieux centimètres pour des réseaux stratégiques comme l’eau, l’électricité, les transports. »
Le végétal pour se protéger. « On a bétonné des milliers d’hectares d’espaces naturels. Du coup, les sols ne peuvent plus jouer leur rôle d’éponge », déplore l’agronome Jacques Caplat d’Agir pour l’environnement. Lutter contre l’appauvrissement des sols agricoles est pour lui l’autre grande priorité : « Beaucoup de terres, exploitées intensivement, sont devenues de vraies toiles cirées, relève-t-il. Or un sol très dégradé ne retient que 1 à 2 mm d’eau par heure, alors qu’un sol vivant, riche en matières organiques, c’est-à-dire en petites racines, en humus, en vers de terre, absorbe jusqu’à 100 à 300 mm par heure. » On peut aussi reverdir les villes : « Multiplier les toitures et les terrasses végétalisées, propose Denis Voisin, de la Fondation Nicolas Hulot. Elles stockent très efficacement l’eau sur les toits et donc retardent son écoulement. »
Des matériaux drainants. Lafarge Holcim commercialise déjà Hydromedia, un béton drainant. Utilisée pour les trottoirs, les parkings, les pistes cyclables, sa structure laisse l’eau s’infiltrer jusqu’aux nappes phréatiques. « Multiplier les sols perméables, serait très pertinent », assure Denis Voisin. Il existe aussi Topmix, un béton hyper-absorbant, lancé par Tarmac, un fabricant britannique, capable d’avaler plus de 4 000 litres d’eau en moins d’une minute !
Gestion de l’eau :  Paris ne brille pas
Alors que Paris a subi l’une de ses plus grandes inondations, une étude réalisée par la société d’ingénierie Arcadis, en partenariat avec le cabinet anglais CEBR (Centre for Economics and Business Research), donne un classement indicatif de la gestion de l’eau dans les 50 plus grandes villes au monde en explorant trois critères : la capacité à affronter les intempéries, l’efficacité de son réseau, et la qualité de son eau. Huit villes européennes trustent le haut du classement, Rotterdam en tête, mais Paris ne décroche qu’une douzième place, du fait notamment d’une capacité largement insuffisante à faire face aux aléas de la météo
COHEN Chloé et GÉRARD Aline, « Intempéries : et si l’on maîtrisait mieux les eaux ? », Le Parisien, 6 juin 2016, p. 8.

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LA RÉSILIENCE URBAINE
NOUVEAU CONCEPT OPÉRATIONNEL DE LA DURABILITÉ URBAINE

 « L’année 2011 atteint déjà des records en matière de coûts liés aux catastrophes naturelles (Catnat.net, 2011). Chaque année, les rapports des réassureurs alertent quant à l’augmentation des montants indemnisés et les médias passent d’une catastrophe à une autre, présentant des images chocs, des témoignages bouleversants, sans jamais se pencher plus précisément sur les causes profondes, les conséquences à long terme, la reconstruction et les conditions de retour à la vie normale pour les populations touchées.
Or si les dommages augmentent, c’est notamment parce que les enjeux (logements, activités, infrastructures, équipements) sont de plus en plus nombreux dans les zones d’aléas, comme l’atteste entre autres  la forte urbanisation des zones inondables (Faytre, 2010; Scarwell et Laganier, 2004; Thouret et Leone, 2003).
L’intensification des évènements climatiques extrêmes semble également à l’œuvre, avec une responsabilité probable du changement climatique, même si celle-ci reste difficilement quantifiable. Toujours est-il que les populations, et en particulier les populations urbaines, vivent mal les crises lorsqu’elles surviennent.
Si les niveaux de risque augmentent, le degré d’acceptabilité sociale du risque reste faible au point que la directive européenne inondation demande aux États membres de considérer désormais une crue centennale non comme un évènement extrême mais plutôt comme un événement de niveau moyen. Les niveaux de protection à assurer sont donc de plus en plus coûteux et impactent profondément le fonctionnement de la ville.
Ne voit-on pas dès lors apparaître une certaine contradiction entre des politiques de gestion des risques qu’il conviendrait d’adapter et un développement urbain qui prend rarement en compte les potentielles défaillances en cas de crise ?
Deux concepts ont émergé successivement pour caractériser la ville et interroger ses contradictions, l’un prenant en compte la gestion des perturbations : la ville résiliente, l’autre prônant un développement économique, social et environnemental équilibré : la ville durable. »
TOUBIN Marie, LHOMME Serge, DIAB Youssef, SERRE Damien et  LAGANIER Richard, « La Résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité urbaine ? », Développement durable et territoires, Vol. 3, n°1, Mai 2012. http://developpementdurable.revues.org/9208 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.9208

RÉFÉRENCES

1. Le remembrement des terres agricoles a été pratiqué en France pendant plus de vingt ans de façon intensive (des années 1960 à 1980). Il se poursuit encore. Il a engendré des dommages collatéraux importants : inondations, eutrophisation, lavage des sols…
Dès l’origine, dans les années 1960, des agronomes, des naturalistes, des géographes… se sont  inquiétés des conséquences des arasages de talus, des comblements de mares, de l’arrachage des arbres, de la destruction des haies… à l’occasion des remembrements.
Paul Matagrin, directeur de l’École nationale supérieure d’agronomie de Rennes dénonçait dès les années 1960 les conséquences climatiques, les problèmes d’eau et d’érosion des sols provoquées par le remembrement. « Notre équilibre écologique ancestral s’est brisé et nous ne savons pas encore quelle sera la limite de ces destructions irréversibles. »

2. ASSOCIATION POUR LA RECHERCHE SUR LES CATASTROPHES ET LES RISQUES EN ANTROPOLOGIE (ARCA), Présentation.

3. LANGUMIER Julien, « Appropriations locales de la tragédie collective. Approche ethnologique des inondations de novembre 1999 à Cuxac d’Aude », Développement durable et territoires, URL : http://developpementdurable.revues.org/6892 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.6892

Sur la rivière Orge :
CARRÉ Catherine, DEROUBAIX Frédéric, DEUTSCH Claude, HAGE Jean-Paul, GOUVELLO Bernard de, BALAÏDI Nadia, CHARRIER Aude,
Une monographie de l’Orge. Vers l’âge de la maîtrise écologique ?, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (LADYSS) / Université de Paris-Est / (LEESU) / PRODIG / CSTB, 74 p.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°203, lundi 4 juillet 2016

Mention du présent article http ://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
Dépôt légal du numérique, BNF 2016

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