Démocratie locale. Mettre en ligne des documents publics est un travail numérique (Digital labor) : Antonio Casilli, Dominique Capron

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°161, lundi 14 septembre 2015

« Les délibérations du Conseil municipal sont consultables au Service accueil de la Mairie ».
Cette annonce figure sur le panneau d’ « affichage administratif » situé à la porte d’une des 36 000 mairies de France.
Cette annonce est conforme au Code général des collectivités locales. Bien peu de mairies affichent cette information, et beaucoup communiquent avec réticence les documents publics qu’elles ont le devoir de rendre public.
©   Photo CAD / BM 2015

La possibilité pour quiconque de publier en toute liberté sur Internet (le web social, culturel, artistique et politique) est apparue dans les années 2004-2005. Dix ans après, en cet automne 2015, une question s’impose : Internet a-t-il changé la citoyenneté ? Les pouvoirs en place (corps constitués, administrations, collectivités publiques…) ont-ils modifié leur gouvernance ? Le citoyen est-il mieux informé ? Dispose-t-il d’un accès à toutes les informations publiques ? Peut-il participer aux décisions publiques ? Nous nous sommes entretenus avec Bernard MÉRIGOT, expert en administration publique.

LE WEB CITOYEN EST-IL UNE ILLUSION ?

Question. Les dix dernières années, de 2005 à 2015, ont été celles de la montée en puissance d’Internet et des réseaux sociaux. Est-ce que cela a amené pour le citoyen des progrès dans son rapport à la démocratie locale ?
Bernard MÉRIGOT.
La question est celle du décalage entre les attentes et les résultats, entre l’annonce médiatique et le vécu individuel. Le web citoyen est-il une grande illusion ? Il faut lire le témoignage de Christophe GINISTY : « Nous sommes des millions à avoir espéré que le web serait l’élément générateur et fédérateur d’une révolution citoyenne. Qu’il permettrait aux individus de se faire entendre de leurs dirigeants et que les choses ne seraient ainsi plus jamais comme avant. Nous sommes des millions à avoir aussi cru que des révolutions populaires naîtraient sur des claviers d’ordinateurs, qu’elles seraient propagées dans les tuyaux des réseaux et que les travers bien connus des gouvernants seraient balayés par la puissance de l’expression citoyenne. Nous sommes aussi des millions à avoir misé sur le fait que le web produirait un renouvellement des élites en permettant à de simples citoyens issus du monde associatif d’accéder au pouvoir et ainsi battre en brèche le système oligarchique en place. » (1)

LE PARADOXE DE L’ACCÈS AUX DOCUMENTS PUBLICS LOCAUX

Question. Qui prend des initiatives dans le domaine de l’Open Data municipal ?
Bernard MÉRIGOT.
La règle démocratique est simple : tous les documents publics des collectivités publiques locales devraient être immédiatement en ligne, dès que les décisions sont prises. C’est leur publication qui leur confère un caractère exécutoire, comme lorsqu’une loi ou un décret est publié au Journal officiel.

Or on constate qu’un nombre restreint de mairies pratiquent l’Open Data municipal. La majorité des communes pratiquent plutôt le Closed Data municipal. Les recueils des actes administratifs sont publiés avec un retard de trois mois et de façon confidentielle !

Comment les citoyens peuvent-ils prendre connaissance des ordres du jour des conseils municipaux, des notes de synthèse, des textes complets des délibérations, des rapports soumis aux élus lors des séances publiques ? Pas par les exécutifs en place, mais par des élus minoritaires, des associations, des citoyens qui scannent ces documents et qui les mettent en ligne sur leurs sites Internet. Le paradoxe est que ce sont des initiatives privées qui rendent publiques des documents publics.

LE « DEMOCRATIC LABOR »,
TRAVAIL CITOYEN D’INFORMATION PUBLIQUE

Question. Comment qualifier ces nouvelles pratiques démocratiques ?
Bernard MÉRIGOT.
Le sociologue Antonio CASILLI développe le concept de « digital labor ». Il le définit comme le travail – non reconnu – qui est produit par tous ceux qui publient sur Internet et sur les réseaux sociaux. « Le digital labor désigne des activités partagées, non spécialisées, quotidiennes, qui concernent les usagers des technologies de l’information et de la communication. » (2)

LES BLOGS, CONTRE-INFORMATION LOCALE

Question. Comment analyser le « tournant démocratique » introduit par Internet ?
Bernard MÉRIGOT.
« Les blogs sont des instruments conversationnels autant que des dispositifs de publication » remarquait en 2007 Dominique CARDON dans un article consacré à la « blogosphère » citoyenne. Il indiquait cinq catégories d’intervenants de la « blogosphère citoyenne » :

  • 1. Publication parallèle de journalistes en marge de leur écriture salariée,
  • 2. Apport d’expertise par des spécialistes dans le débat public,
  • 3. Contre-information locale assurée par les habitants,
  • 4. Citoyens ordinaires commentant l’actualité,
  • 5. Militants entreprenant de mobiliser autour d’enjeu internationaux…

Autant de manifestations de l’implication des internautes lors des campagnes électorales ainsi que des compétitions politiques. (3)

Les blogs et les sites offrent un dispositif de publication accessible par tous. Ils élargissent l’accès à l’espace public pour ceux qui précédemment n’y avaient pas accès. La simplicité des formats de publication permet, par les dispositifs d’édition personnelle sur Internet, une contestation du monopole des professionnels de la politique et des journalistes dans la formation du débat public et un renouvellement et une diversification du discours politique. L’énonciation « citoyenne » produit de fait une délibération collective qui permet la confrontation de points de vue non seulement divers, mais aussi « adverses ».

RÉFÉRENCES

1. GINISTY Christophe, « Le web citoyen : la grande illusion ? », 20 octobre 2012. http://www.ginisty.com/Le-web-citoyen-la-grande-illusion_a880.html
2. CASILLI Antonio,
« Le digital labor est conçu pour ne pas avoir l’apparence d’un travail. L’exploitation du moindre clic par l’industrie numérique. Entretien avec Antonio Casilli », Jef Klak. Critique sociale et expériences littéraires, 4 janvier 2015. http://jefklak.org/?p=1467, Propos recueillis par Xavier Bonnefond et Judith Chouraqui.
3. CARDON Dominique,
« Le style délibératif de la blogosphère citoyenne », Hermès, n°47, 2007, Éditions du CNRS, p. 5-58.
Démocratie locale.
Qu’est-ce qui est provisoire ? Qu’est-ce qui est durable ?
©  Photo CAD / BM 2015

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°161, lundi 14 septembre 2015

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info/
ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique, 2015

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