Les trois énigmes de l’action politique locale : le poids du passé, le goût du pouvoir, la fabrique des mots (Alain Faure)

LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°131, lundi 16 février 2015

L’analyse du « métier » des élus locaux consiste à tenter de cerner « la médiation impossible » que ces derniers réalisent aujourd’hui dans le cadre de la territorialisation mouvante des politiques publiques. Les leaders politiques des collectivités territoriales sont devenus des « passeurs de sens » selon la formule d’Alain Faure, chercheur en sciences politiques au CNRS. Il propose de comprendre les « sentiers de dépendance », les « tournois » et les « récits » qui caractérisent les engagements politiques dans les arènes territoriales. (1)

UNE DÉMOCRATIE DIFFÉRENTIELLE INCERTAINE

Être élu local est un métier, écrit Alain FAURE. « La territorialisation croissante de l’action publique transforme les formes d’action collective et dessine les contours d’une « démocratie différentielle » incertaine. Ce processus de différenciation conduit les collectivités locales à jouer un rôle structurant dans la définition non pas du bien commun mais des principes démocratiques de sa production. »

Comment penser le fonctionnement de la démocratie locale ? Telle la question qu’Alain FAURE pose. Il y répond à partir de trois énigmes de l’action publique locale : 1. le poids du passé (l’histoire), 2. le goût du pouvoir (l’ambition, la stratégie, les adversaires, les concurrents…) , 3. la fabrique des mots (le langage). Dans sa recherche et dans son enseignement à l’Université de Grenoble, il interroge des acteurs de la démocratie – des élus – à travers une grille d’entretien qui comprend trois parties.

  • I. Les empreintes : traumatismes, filiations, territoire
  • II. Faire de la politique : la confiance avec les électeurs («C’est tout un métier !»)
  • III. Parler politique : langage et domination (les mises en récit du bien commun)

« the print of a man’s naked foot on the shore, which was very plain to be seen in the sand »
« Un pied nu parfaitement empreint sur le sable »
Daniel DEFOE, Robinson Crusoe (2)
© 
  Photo CAD / BM 2015

Question. En quoi l’approche d’Alain FAURE est-elle originale ?
Bernard MÉRIGOT. Elle est intéressante parce qu’elle se fonde sur une méthode centrée sur « le terrain », c’est-à-dire sur un terme qui est quasiment incantatoire et auquel toute une classe politique, militante et citoyenne se réfère : « Je suis un élu de terrain », « Nous avons besoin d’hommes et de femmes de terrain »… Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu’il y aurait d’un coté une pratique politique incarnée, concrète, réelle et d’un autre côté une pratique politique technique, irréelle, celle des technocrates ? Il faut relever ici que nous retrouvons un des fondamentaux, comme on dit, des sciences sociales comme l’ethnologie, l’anthropologie et la sociologie.

Question. Comment aborder le «terrain» politique ?
Bernard MÉRIGOT. L’étude sur le terrain, l’enquête de terrain, le travail de terrain, ou tout simplement « le terrain » consistent, pour un chercheur à se rendre dans un lieu, et dans un milieu (une tribu, un groupe humain…) dans lequel il collecte des données.
« Le travail de terrain » ou « l’enquête de terrain » se définissent par opposition au travail postérieur à la collecte des données.
Le terrain, et l’observation participante (en ethnologie) relèvent d’un statut qui est analogue à celui de l’inconscient et à « l’attention également flottante » (en psychanalyse). Le terrain, comme l’inconscient ne parle pas directement : il travaille, il produit. La force, et en même temps l’illusion de l’observation participante est de permettre une écoute, une contextualisation des comportements, permettant de relativiser la temporalité des conduites.

Question. Mais la réalité ne peut se concevoir comme étant linéaire ?
Bernard MÉRIGOT. Non. Vous avez raison. Ni la réalité observée ni la réalité construite se s’inscrivent dans un développement linéaire. Ici la recherche de terrain rejoint l’expérience clinique comme le formule Jean COPANS lorsqu’il établit les trois temps du terrain : le terrain assuré (l’installation), le terrain intégré (la routine), le terrain imprévu (la crise). (3)

DOCUMENT. Grille d’entretien avec les élus

 I. Les empreintes du passé : traumatismes, filiations, territoires

  • 1. Les premières émotions.
    Question. Quel est l’évènement marquant politique (évènement, engagement, traumatisme, blessure collective…) que vous avez vécue dans l’adolescence ?
  • 2. L’éligibilité territoriale (l’entrée en politique, filiation).
    Question. Quels sont vos premiers souvenirs de combat électoral ? De vos premières campagnes ? De vos rencontres décisives ?
  • 3. L’esprit des lieux (territoires, sentiers de dépendance)
    Question. Quels sont vos racines territoriales. Quels sont vos attachements à la société locale ? Avec quelle identité collective vous sentez-vous le plus proche ?

II. Faire de la politique : la confiance avec les électeurs
 « C’est tout un métier »

  • 4. Les promesses démocratiques (le goût du pouvoir)
    Question. Quelle est la nature et la qualité de vos relations avec les électeurs ? Avec les militants ? Avec les usagers locaux ?
  • 5. Les arènes politiques (les trophées politiques)
    Question. Quelles sont les réalisations politiques, les actions, les évènements dont vous êtes le plus fier ?
  • 6. Les forums publics (les tournois d’action publique)
    Question. Dans quelles conditions avez-vous pris vos grandes décisions ? A quels moments ? Où ? Dans quel délai ? Dans quel rapport de force ?

III. Parler politique : langage et domination
«Les mises en récit du bien commun»

  • 7. Les doctrines professionnelles (référentiels, secteurs)
    Question. Quels sont pour vous les enjeux publics locaux prioritaires ?
  • 8. Les stéréotypes territoriaux (récits identitaires, communautés)
    Question. Pour vous, pourquoi la politique locale est-elle vécue comme étant dans votre territoire ?
  • 9.Les coalitions discursives (public/privé)
    Question. Comment racontez-vous votre territoire ?

RÉFÉRENCES

1. FAURE Alain, « La politique locale, ses passions et ses énigmes. La politique contre les politiques publiques ? Décentralisation et démocratie différentielle », Sciences de gouvernement compare, PACTE, Institut d’études politiques de Grenoble, Université de Grenoble, 2014, 1 p. http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/200/files/2014/09/cours-SGC-20142015.pdf

2. DEFOE Daniel, Robinson Crusoe, London, Dent / Everyman’s Library, 1966, p.113.
« It happen’d
one day about noon going towards my boat, I was exceedingly surpriz’d with the print of a man’s naked foot on the shore, wich was very plain to be seen in the sand. I stood like one thunder-struck, or as if I had seen an apparition »

DEFOE Daniel, Robinson Crusoé, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 153. Traduction de Francis Ledoux.
« Il advint qu’un jour, vers midi, comme j’allais à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrant le vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable. Je m’arrêtais court, comme frappé de la
foudre, ou comme si j’eusse entrevu un fantôme.»

3. COPANS Jean, L’enquête ethnologique de terrain, Nathan, 1998.

La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°131, lundi 16 février 2015

Mention du présent article http ://www.savigny-avenir.info
ISSN 2261-1819
Dépôt légal du numérique, BNF 2015

 

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