LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°82, lundi 10 mars 2014
OBSERVATOIRE DES ÉLECTIONS MUNICIPALES 2014
Pourquoi suis-je un aussi bon maire ? Pourquoi ma gestion communale est-elle aussi géniale ? Pourquoi suis-je aussi compétent sur tous les sujets que je traite, et ce, à tout moment ? Pourquoi j’écris de si bons éditoriaux dans le bulletin municipal, quinze jours avant les élections ? Pourquoi mes opposants sont-ils aussi mauvais ?
Voilà des « pensées vagabondes » qui traversent l’esprit de maires sortants au moment de se présenter à un nouveau mandat. La lecture du filigrane des brochures de bilan de mandat est révélatrice. S’agit-il d’une modestie feinte qui sied à certains détenteurs de mandats électifs ? Pas sûr. Et s’ils pensaient tout simplement, et tout naturellement, que le monde municipal leur appartenait ? Et même mieux, qu’ils étaient prédestinés à le posséder ?
LES QUATRE « POURQUOI ? »
Ces quatre « Pourquoi ? » suivent les quatre questions que Friedrich NIETZSCHE aborde dans Ecce Homo (1888, publié en 1908) : « Pourquoi je suis si sage ? Pourquoi j’en sais si long ? Pourquoi j’écris de si bons livres ? Pourquoi je suis une fatalité ? (1)
Nous nous interrogerons ultérieurement sur la dernière question : « Pourquoi suis-une fatalité ? » (Verhängnis). Relisons quelques passages de La volonté de puissance.
LE BESOIN DE VICTIMES
« Les déshérités, les décadents de toute espèce sont en révolte contre leur condition et ont besoin de victimes pour ne pas éteindre, sur eux-mêmes, leur soif de destruction, ce qui en soi pourrait paraître raisonnable. »
L’APPARENCE DE DROIT
« Mais il leur faut une apparence de droit, c’est-à-dire une théorie qui leur permette de se décharger du poids de leur existence, du fait qu’ils sont conformés de telle sorte, sur un bouc émissaire quelconque. » (…) « Qu’y puis-je, si je suis misérable ! Mais il faut que quelqu’un y puisse quelque chose, autrement ce ne serait pas tolérable ! »
LE PESSIMISME PAR INDIGNATION
« Bref, le pessimisme par indignation invente des responsabilités, pour se créer un sentiment agréable, la vengeance, « Plus douce que le miel » l’appelait déjà le vieil Homère. » (2)
LE BESTIAIRE NIETZSCHÉEN
La semaine n°11 de l’année 2014 est l’avant dernière de la campagne des élections municipales. Le premier tour a lieu le dimanche 23 mars. Certains candidats abusent de métaphores animalières. Toujours les mêmes ! Dans le cas où, de plus en plus fatigués, ils se trouveraient à cours d’inspiration, nous leur proposons, avec la complicité de Bruno HEUZÉ, un petit bestiaire nietzschéen qui leur permettra de venir à bout des derniers tracts de campagne, des derniers blogs, des derniers Facebook, des derniers Tweets. Courage, camarades, plus que deux semaines ! Et trois semaines pour ceux qui seront sélectionnés pour le second tour, le dimanche 30 mars 2014.
« On connaît le grand bestiaire déployé par Nietzsche, dont chaque animal est comme une constellation faisant écho aux différentes latitudes de l’âme humaine (…). S’y côtoient le chameau et l’âne, emboitant le pas l’un de l’autre en portant le fardeau de la vie dans une acceptation tantôt courageuse, tantôt résignée, le lion qui entend conquérir le désert et en faire le territoire de sa volonté en affrontant le dragon du devoir, le bouc dont le chant dionysiaque célèbre la naissance de la tragédie, mais aussi les tarentules qui empoisonnent la pensée dont elles enserrent le ciel dans la toile de la raison, ou encore l’oiseau qui au contraire lui fait côtoyer les cimes et dont les pattes portent ces mots silencieux qui mènent le monde, sans oublier le cheval, dont Nietzsche parle peu, mais au cou duquel il se suspend alors qu’il quitte définitivement la compagnie humaine, trop humaine.
On se souvient en particulier des animaux de Zarathoustra, l’aigle et le serpent, qui l’accompagnent comme les doubles différenciés de son ombre de voyageur, ombre à deux têtes dissemblables en quelque sorte, avec laquelle il ne cesse de dialoguer parmi les terres accueillantes et hostiles. C’est ainsi sous l’égide du regard aquilin cerclé d’une sagesse ophidienne, que se trouve énoncée pour la première fois la doctrine de l’éternel retour, que Zarathoustra fait d’abord mine d’éluder avant d’en tirer l’affirmation suprême du surhumain, affirmation qui relaie son appel initial à retrouver le sens de la terre. »
EMPREINTES TERRITORIALES
ET LIGNE DE FUITE
« Éparse est le bestiaire deleuzo-guattarien, marqué avant tout d’empreintes territoriales et de lignes de fuite, animé de glissements de milieux et de pliages improbables, peuplé de meutes et traversé de noces contre nature. Une flore s’y parsème, comme une faune s’y distribue sans compter, mais en agençant leurs puissances : le trèfle et le bourdon, et bien sûr la guêpe et l’orchidée dont le célèbre mariage frappe de son emblème inter-règne l’héraldique métamorphique de Deleuze et Guattari. »
« Mais il faut aussi évoquer ici les loups et les rats qui s’engouffrent et filent vers un intempestif horizon ; les langoustes et les saumons qui se mettent en route, pris dans une grande transhumance traversée par les flux de la terre ; ou encore, l’oiseau scenopoïetes qui, tel l’acteur se mettant lui-même en scène, retourne les feuilles autour de lui pour dessiner de leur envers plus clair le podium sur lequel il chantera, conjuguant alors ritournelles sonore et graphique ; et le plus insolite peut-être, la tique qui ne perçoit de la lumière que ses intensités calorifiques, et qui semble faire signe sur la voie ombragée allant d’une pensée sans image vers une nouvelle image intensive de la pensée. (…) » (3)
A COUP DE MARTEAU
Lire Friedrich NIETZSCHE, c’est entrer dans une pensée et une écriture surprenante, faite de poésie et d’illuminations. De son livre « Le Crépuscule des idoles. Comment on philosophe à coup de marteau », il écrit : « Cet ouvrage qui n’a pas cent cinquante pages, serein et fatal à la fois, pareil à un démon qui rit, est l’oeuvre de si peu de jours que je n’ose pas en dire le nombre». (4) Philosopher à coup de marteau ? Y -t-il d’autres activités humaines qui se pratiquent « a coup de marteau » ? N’y aurait-il pas une façon de faire de la politique « a coup de marteau » ?
« Philosopher à coups de marteau », est pour Friedrich Nietzsche, détruire ou encore déconstruire les fausses « idoles » : la morale, la religion, la philosophie, le langage, la science. Le marteau qu’il évoque est celui dont les médecins de l’époque faisaient un grand usage en tapotant les ventres ballonnés des patients afin de faire « résonner ce qu’ils avaient dans les tripes ». Le marteau nietzschéen est une métaphore dont le sens est de chercher dans des instincts l’origine des croyances, des valeurs ou des idées. Par exemple, en cherchant l’origine de la volonté de connaissance scientifique dans l’instinct de peur. (5)
Dans Ecce homo, il revient sur Le Crépuscule des idoles. « La préface fut écrite le 3 septembre 1888, le matin, après l’avoir rédigée, en allant me promener au grand air, je me trouvais devant la plus belle journée que la Haute-Engadine m’eût jamais offerte, un matin transparent dans ses couleurs ardentes, riches de tous les contrastes et de toutes les nuances qui vont de la glace jusqu’aux tons du Midi.» (6)
Car comme il l’écrit au chapitre intitulé « Pourquoi je suis une fatalité », « Je ne suis pas un homme, je suis une dynamite». (7)
RÉFÉRENCES
1. NIETZSCHE Friedrich, Ecce Homo, Gallimard, 1942. Traduction d’Alexandre VIALATTE.
2. NIETZSCHE Friedrich, La Volonté de Puissance, II, 227
3. HEUZÉ Bruno, « Du bestiaire au surhumain », Chimères n°81 Bêt(is)es, 2014. http://www.lesilencequiparle.unblog.fr
4. NIETZSCHE Friedrich, Ecce Homo, Gallimard, 1942. Traduction d’Alexandre VIALATTE, p. 146.
5. PEPIN Charles, « Si Nietzsche revenait, pourrait-il encore philosopher à coup de marteau ? », Philosophie magazine, n°39, avril 2010.
Une analyse très fine de la métaphore nietzschéenne de la philosophie à coup de marteau a été faite par Patrick Wotling dans un cours publié par le CNED en 1998. On trouvera le texte sur : http://da90.over-blog.com/article-philosopher-a-coups-de-marteau-nietzsche-78872101.html (consulté le 9 mars 2014).
6. NIETZSCHE Friedrich, Ecce Homo, Gallimard, 1942. Traduction d’Alexandre VIALATTE, p. 148.
7. NIETZSCHE Friedrich, Ecce Homo, Gallimard, 1942. Traduction d’Alexandre VIALATTE, p. 163.
La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°82, lundi 10 mars 2014
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ISSN 2261-1819 Dépôt légal du numérique, BNF 2014