Pourquoi nos pratiques ne répondent que partiellement à nos exigences démocratiques ? (Véronique Nahoum-Grappe, Prosper Weil)

Qu’observe-t-on lorsqu’on examine :

  • les aspirations des citoyens, d’une part,
  • les actes de ceux qui exercent le pouvoir, d’autre part ?

La réponse est celle d’une non-coïncidence entre les aspirations et les actes.

Poursuivons. Interrogeons-nous sur :

  • nos exigences à l’égard de la démocratie (c’est-à-dire, l’idéal démocratique),
  • nos pratiques (c’est-à-dire, à la fois celles que nous exerçons personnellement, et celles de la société dans laquelle nous vivons…) ?

La réponse est celle d’une non-correspondance. Pourquoi, pour chaque exigence démocratique, une pratique de nature démocratique ne correspond-t-elle pas ? Pourquoi, une bonne pratique n’est-elle pas mise en oeuvre, systématiquement, pour répondre à tout idéal démocratique ?

QUELLES SONT LES QUESTIONS DES CITOYENS ?
QUELLES SONT LES RÉPONSES DU POUVOIR ?


Les questions des citoyens,
expriment leurs exigences. Elles sont formulées par des termes marqués par l’urgence, par la nécessité, par la légitimité…
Les réponses du pouvoir (et celle des institutions), apportées au quotidien, sont très souvent, absentes, fuyantes, dilatoires, inadéquates, inefficaces, auto-justifiantes, voire répressives… (1)

LES EXIGENCES CITOYENNES
SONT CONFRONTÉES À LA DURETÉ DU POUVOIR

D’un côté : les exigences citoyennes. De l’autre : la dureté du pouvoir. On est en présence d’un idéal démocratique auquel ne correspondent pas les réponses attendues. On constate tout simplement l’existence paradoxale de pratiques introuvables.

LE CITOYEN EST-IL AU SERVICE DU POUVOIR
OU LE POUVOIR EST-IL AU SERVICE DU CITOYEN ?

Le principe de la démocratie est que l’ensemble des services publics (l’État, le gouvernement, les administrations…) sont au service de l’ensemble du public (qu’on le désigne sous le nom de citoyen, d’habitant, d’usager, de contribuable, d’administré, voire de « client » de service public…).

Ce principe subit une alternance d’oublis et de réminiscences (2), sans que se manifeste, l’impérieuse nécessité de préciser :

  • les missions attendues (et qui ne sont pas forcément celles qui ont été confiées),
  • les moyens mis en oeuvre pour y répondre (et qui ne sont pas au rendez-vous).

Les moyens comprennent, évidemment la totalité des coûts (budgétaires, humains, qu’ils soient directs ou indirects).

PEUT-ON ACCEPTER QUE LE POUVOIR
  SOIT CAPTURÉ PAR CEUX QUI L’EXERCENT ?

Presque tous les pouvoirs en place considèrent :

  • qu’il sont investis d’une légitimité quasi absolue,
  • que les citoyens sont à leur service.

Les « gens de pouvoir » croient que le pouvoir leur est dû, qu’il leur revient de droit, que personne ne peut leur prendre. Ils s’approprient le pouvoir d’une façon quasi naturelle, et sans que cela donne lieu à un rappel à l’ordre démocratique de quiconque.

L’IVRESSE DU POUVOIR

Les «gens de pouvoir» – dans leurs moments de « fausses confidences », voir de propagande auto-justifiante – appellent « lourdes missions » ou « importantes responsabilités », l’exercice quotidien de leur pouvoir. Comme si toute activité responsable (conduire une automobile, faire la cuisine, élever un enfant, exercer un métier…) n’était pas, en soi, une lourde mission.

On comprend mieux ce que l’on appelle l’ivresse du pouvoir politique. « Une puissante dilatation de soi-même, une augmentation de la taille de la majuscule « Je » qui se déploie comme un drapeau, recouvrant le monde, et asservissant les autres » nous répond Véronique NAHOUM-GRAPPE. (3).  Elle assimile l’exercice du pouvoir à une intoxication psychotrope.

Lorsque les gens de pouvoir constatent que des individus, ou des collectivités, leur demeurent réfractaires, ou résistants, il se développe alors chez eux une haine croissante à l’égard de toute réalité différente, et un désir – souvent irrépressible – de détruire tout ce qui leur échappe.

LA RECETTE DE LA TYRANNIE

La recette de la tyrannie, est connue autour de la Méditerranée depuis vingt siècles : « Un cumul de vertiges se produit lorsque la puissance politique s’installe au sommet : vertige politique de pouvoir signer une décision, influencer les destins, imaginer pouvoir sauver ou ravager la vie d’autrui. Il y a un bénéfice narcissique personnel à pouvoir imaginer des désastres, surtout pour les personnalités perverses, nombreuses au sommet ».

Le pouvoir sur les autres est une drogue. Comme l’a écrit Prosper WEIL : « Il est dans la nature des choses qu’un gouvernant croie, de bonne foi, être investi du pouvoir de décider discrétionnairement du contenu et des exigences de l’intérêt général. Il faut qu’il fasse effort sur lui-même pour se considérer comme tenu de rester dans les voies d’un droit qui lui dicte certaines conduites et lui en interdit d’autres. » (4)

La lutte conte la drogue politique est une affaire d’intérêt général.

Bernard MÉRIGOT

RÉFÉRENCES
1. Janvier 2012. Je me rends à La Poste dans une  commune limitrophe de mon domicile pour effectuer une opération qui, jusqu’à ce jour, nécessite une pièce d’identité. L’employée me demande deux pièces d’identité. Je m’en étonne. « Vous n’avez qu’à aller ailleurs », me répond elle. La réponse du service public correspond-elle à mon attente d’usager ?
Pourquoi pas trois pièces d’identité demain ? S’assurer de l’identité de quelqu’un – par la présentation d’un document – est légitime. S’assurer de l’identité par la présentation de deux documents – est illégitime.
De telles pratiques ne sont pas insensées : elles sont une violence exercée sur les citoyens. La perversion du pouvoir consiste à tenter de justifier – par un procédé rhétorique d’inversion de preuve – que la présentation de deux pièces d’identité constitue un moyen d’empêcher d’éventuelles pratiques frauduleuses. Ce qui est faux.
2.
L’histoire des services publics (de leur initiative, de leur organisation, de leur fonctionnement, de leur gestion et de leur contrôle…), services exercés alternativement soit par la puissance publique soit par le marché public, est un exemple d’oublis/ réminiscences. Pensons à l’eau, l’électricité, la radio, la télévision, le téléphone l’enseignement, les transports (le train, les autoroutes)…
3. NAHOUM-GRAPPE Véronique,
« L’exercice du pouvoir comme substance psychoactive », Libération, 8 février 2011.
NAHOUM-GRAPPE Véronique, Balades politiques, Les Prairies ordinaires, 2005. (ISBN 2350960102)
NAHOUM-GRAPPE Véronique, Du rêve de vengeance à la haine politique, Buchet Chastel, 2003. (ISBN 2283019311)
4. WEIL Prosper, Le Droit administratif, Presses universitaires de France, 1964, p. 3. Le livre a été réédité d’innombrables fois (6e édition en 1975).
Prosper Weil, membre de l’Institut. Il a été professeur à l’Université de Panthéon-Assas, président du Tribunal de droit international de La Haye, président du Tribunal administratif de la Banque mondiale.

This entry was posted in La lettre de Bernard Mérigot. Bookmark the permalink.

Comments are closed.