UNE AUTORITÉ POLITIQUE
PEUT-ELLE ÊTRE MAÎTRESSE ABSOLUE DE MA LIBERTÉ ?
« Que m’importe après tout qu’il y ait une autorité toujours sur pied,
Qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles,
Qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers,
Sans que j’aie même le besoin d’y songer ;
Si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage,
Est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie ;
Si elle monopolise le mouvement et l’existence.
À tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit,
Que tout dorme quand elle dort,
Que tout périsse si elle meurt ? »
Alexis de TOCQUEVILLE (1)
Est-il acceptable d’abandonner sa liberté au profit d’une autorité ?
On connaît le passage qu’Alexis de TOCQUEVILLE consacre, dans « De la démocratie en Amérique » au « gouvernement dans les états particuliers », et aux effets politiques de la décentralisation administrative aux États-Unis, aux conséquences du dessaisissement de la liberté au profit d’une autorité. Ses réflexions s’appliquent à toutes les autorités, à la soumission qu’elles imposent, aux effets que nous en subissons.
De quoi parle-t-il ?
D’une autorité qui se rend maîtresse de ma liberté, qui s’immisce dans ma vie puisque :
- elle « veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles »,
- elle « vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ».
Alexis de TOCQUEVILLE se fait avocat du diable pour vanter les merveilles de l’abandon de soi-même dans les mains du pouvoir, des avantages promis à ceux qui font allégeance.
PAS D’AUTORITÉ POLITIQUE SANS PROPAGANDE
L’autorité est toujours active en déployant une propagande pour me séduire, pour me bercer, pour endormir toute méfiance, toute réticence, toute crainte de ma part. Sa finalité est simple : justifier son emprise sur moi. Comment l’explique-t-elle ? En prétendant « ôter les moindres épines sur mon passage ». Le coeur de la promesse politique est de dire : acceptez de dépendre de moi et vous serez tranquille.
PAS D’AUTORITÉ POLITIQUE SANS EN PAYER LE PRIX
En conséquence de quoi, l’autorité est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie. Elle exerce, un monopole politique de fait sur mon existence. Monopole qui a un prix. Et qui produit des effets. Alexis de TOCQUEVILLE s’interroge. Est-ce que cela vaut la peine :
- Qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit ?
- Que tout dorme quand elle dort ?
- Que tout périsse si elle meurt ?
L’AUTORITÉ POLITIQUE A UN NOM : LA CENTRALISATION
L’exemple que prend Alexis de TOCQUEVILLE est celui du pouvoir politique de la centralisation.
« La centralisation parvient aisément, il est vrai, à soumettre les actions extérieures de l’homme à une certaine uniformité qu’on finit par aimer pour elle-même, indépendamment des choses auxquelles elle s’applique ; comme ces dévots qui adorent la statue oubliant la divinité qu’elle représente.
La centralisation réussit sans peine :
- à imprimer une allure régulière aux affaires courantes ;
- à régenter savamment les détails de la police sociale ;
- à réprimer les légers désordres et les petits délits ;
- à maintenir la société dans un statu quo qui n’est proprement ni une décadence ni un progrès ;
- à entretenir dans le corps social une sorte de somnolence administrative que les administrateurs ont coutume d’appeler le bon ordre et la tranquillité publique.
Elle excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu’il s’agit de remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l’abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense machine ; elle se trouve tout à coup réduite à l’impuissance. »
L’autorité politique locale excelle, en un mot, à empêcher, et non à faire.
« Il arrive quelquefois alors que la centralisation essaye, en désespoir de cause, d’appeler les citoyens à son aide ; mais elle leur dit : Vous agirez comme je voudrai, autant que je voudrai, et précisément, dans le sens que je voudrai. Vous vous chargerez de ces détails sans aspirer à diriger l’ensemble ; vous travaillerez dans les ténèbres, et vous jugerez plus tard mon oeuvre par ses résultats. Ce n’est point à de pareilles conditions qu’on obtient le concours de la volonté humaine. Il lui faut de la liberté dans ses allures, de la responsabilité dans ses actes. L’homme est ainsi fait qu’il préfère rester immobile que marcher sans indépendance vers un but qu’il ignore.»
SOURCES
TOCQUEVILLE Alexis de, De la Démocratie en Amérique, (1835-1840). Gouvernement dans les États particuliers, Des effets politiques de la décentralisation administrative aux Etats-Unis.
1. Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859) n’a pas écrit de poèmes ! Nous avons recopié une de ses phrases (il s’agit, en effet, d’une seule phrase) en introduisant uniquement des coupures, en allant à la ligne, pour voir ce texte d’une autre façon et marquer, par le rythme de la lecture ou le ton de la parole, un autre tempo. On s’aperçoit – c’est une chose connue – que la « mise en page » influence le texte vu, le texte lu, le texte dit, le texte entendu, le texte compris. On lira ci-dessous le texte dans sa forme originelle.
« Que m’importe après tout qu’il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ; si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt ? »