Passage à l’acte au conseil municipal de Nanterre (Richard Durn)

LA FOLLE TRAGÉDIE DE NANTERRE

Le jeudi 28 mars 2002, à 1 heure 15 du matin, la séance du Conseil municipal de Nanterre (Hauts-de-Seine) s’achève. Le budget de la commune vient d’être voté. Un individu y a assisté dans les rangs du public, Richard DURN, 33 ans. Il se lève. Il est armé et tire à 40 coups reprises sur les membres du Conseil municipal. Il tue huit conseillers municipaux et maires-adjoints. Il  en blesse grièvement huit autres.

Il est  maîtrisé et arrêté par la police qui le trouve en  possession de trois armes : deux pistolets Glock 9 mm, un chargeur de 15 cartouches, un pistolet Smith et Wesson 357 Magnum 9 mm, un chargeur de 6 cartouches. On retrouve sur lui 6 chargeurs de 15 cartouches, soit  90 cartouches.

Le même jour, alors qu’il est interrogé dans les locaux de la Police judiciaire, quai des Orfèvres à Paris, il est retrouvé mort dans la cour. Resté seul dans un bureau situé au deuxième étage, il aurait sauté par la fenêtre… (1)

 LA DÉMOCRATIE EST-ELLE
UNE ACTIVITÉ A RISQUE ?

Question. À la fin du conseil municipal de Nanterre, un spectateur a tiré méthodiquement sur les élus : 8 morts et 8 blessés graves. En tant qu’élu, quelle est votre réaction après cette tragédie de Nanterre du mercredi 27 mars 2002 et le suicide du meurtrier Richard DURN ?
Bernard MÉRIGOT.
Je suis maire-adjoint de Savigny-sur-Orge depuis 1983 et, à ce titre, j’ai participé, depuis dix-neuf ans, à un total d’un peu plus de 150 réunions du Conseil municipal. Sans compter les conseils syndicaux des syndicats intercommunaux où je siège en tant que vice-président. Certaines séances ont pu être animées. Mais au cours de ces dix-neuf années, je ne me suis jamais senti en danger au cours de ces réunions qui sont toutes publiques.

Quel mot employer pour qualifier un cet acte ?

Acte impensable. Lorsque l’on entend une telle information, on a du mal à réaliser ce qui s’est passé, à se représenter la scène. Comment un élu peut-il imaginer qu’un univers habituel, familier, tranquille, peut se transformer en scène d’horreur ?

Acte inimaginable. Hélas un tel acte n’est pas inimaginable. Des œuvres de fiction de plus en plus nombreuses (films, dessins animés, jeux vidéos, cédéroms…) présentent des scènes de guerre, de violence… de plus en plus réalistes, de plus en plus sanglantes. On ne peut pas affirmer, avec certitude – et en conscience – que cela n’a aucune influence. Ce qui est inimaginable, c’est que l’horreur de la fiction devienne réalité.

Acte inadmissible. Il porte atteinte aux principes d’organisation de notre société, aux principes de la République. La démocratie locale ne peut s’exercer que dans un espace de liberté. Les séances des conseils municipaux sont des lieux où l’on ne peut admettre que la crainte, ou l’insécurité règnent. Elles sont ouvertes, et doivent être respectées par tous.

En tant qu’élu, j’ai une pensée de solidarité pour les victimes et pour leurs familles. Ce sont des collègues élus locaux. Quelle que soit leur appartenance politique (RPR, UDF, Verts, PS, PC…), tous ont été atteints. Quelles que soient les opinions que nous défendons, nous participons aux mêmes réunions, nous nous intéressons aux mêmes choses, nous débattons des mêmes sujets. Nous avons la preuve que nous sommes exposés aux mêmes risques.

Question. Cet événement va-t-il modifier la vie de votre conseil municipal ?
Bernard MÉRIGOT.
La dernière réunion du conseil municipal de Savigny-sur-Orge a eu lieu le 22 mars. La prochaine est prévue pour le 7 mai. Je pense que ce sera l’occasion d’observer une minute de silence à la mémoire des victimes et de leurs familles. Les séances des conseils municipaux doivent continuer à se dérouler en toute sérénité.

LE CONSEIL MUNICIPAL,
LIEU DE VIOLENCE ?

Question. Quels remèdes voyez-vous ?
Bernard MÉRIGOT.
On peut observer aujourd’hui une banalisation d’actes de violence physique à l’égard d’enseignants, de conducteurs de bus, de fonctionnaires, de pompiers…

Les élus locaux – et les services municipaux – deviennent de plus en plus, aux yeux de certaines personnes qui n’obtiennent pas la satisfaction immédiate de ce qu’ils demandent, les uniques responsables de leur malheur.

Peut-être n’a-t-on pas pris conscience, dans notre société d’aujourd’hui, de la disparition d’un certain nombre de médiateurs naturels qui existaient dans les sociétés traditionnelles ?

Peut-être ne rappelle-t-on pas assez que la vie locale n’est pas possible sans la coopération de tous les habitants, sans les contributions des associations ?

Peut-être faut-il mieux expliquer le fonctionnement, sans cesse complexifié, sans cesse caricaturé par les médias, de nos institutions ?

Peut-être faut-il rappeler davantage qu’il existe un intérêt collectif – celui de la chose publique – qui dépasse les intérêts individuels ?

Les mairies ne sont pas les seules à être dépositaires de l’intérêt collectif. D’autres institutions le défendent. Mais elles sont les plus proches des citoyens. Les plus personnalisées. Les plus exposées.

RÉFÉRENCES
MÉRIGOT Bernard,
«Passage à l’acte au conseil municipal de Nanterre».
Le jeudi 28 mars 2002 se tient à la Bibliothèque-Médiathèque André Malraux de Savigny-sur-Orge une exposition d’élèves de classes de cours moyen 2e année de la commune sur le thème de « La seconde vie de nos déchets ». Bernard Mérigot, maire-adjoint,  y représente le député-maire Jean MARSAUDON. La tragédie de Nanterre vient d’avoir lieu dans la nuit. Vincent DEBY, journaliste du journal Le Républicain de l’Essonne, l’interroge en tant qu’élu municipal.

COMMENTAIRE du 4 avril 2002


RÉFÉRENCES
Le Républicain
de l’Essonne, 4 avril 2002, p. 20.

COMMENTAIRE du 9 avril 2002
L’article publié par Le Républicain reprend de façon très raccourcie les réponses de Bernard MÉRIGOT. Il ne donne qu’un aperçu de ses propos. Il adresse, en date du 9 avril un courrier  a tous les membres du conseil municipal de Savigny-sur-Orge ainsi qu’aux associations de la commune.

Mairie de Savigny-sur-Orge
BP 123
SAVIGNY-SUR-ORGE CEDEX
le 9 avril 2002
L’inauguration de l’exposition des travaux des élèves des classes de CM 2 « La Seconde vie de nos déchets » a eu lieu le jeudi 28 mars à la Bibliothèque-Médiathèque André Malraux. La tragédie de Nanterre venait d’avoir lieu à la première heure du mercredi 27 mars.
Le journaliste du Républicain, qui est venu pour cette inauguration, a souhaité avoir les réactions d’élus présents. Il m’a posé trois questions. Mes réponses ont été publiées dans Le Républicain du 4 avril, p. 20. Elles sont très fortement raccourcies.
De ce fait, elles ne donnent qu’un aperçu de mon propos. C’est pourquoi je vous adresse ci-joint la version intégrale de mes réponses.
Il convient de compléter ma remarque sur les actes de violence dont sont victimes conjointement élus et fonctionnaires territoriaux. Les médias ont peu mentionné que le responsable de la maintenance de l’Hôtel de Ville de Nanterre avait été blessé, atteint par les mêmes balles que celles qui ont touché les membres du Conseil municipal.
Bernard MÉRIGOT
Maire-adjoint chargé du Patrimoine
Vice-Président du SIVOA, du SIAHVY, du SIREDOM, du SMOYS

COMMENTAIRE du 18 novembre 2003
« La violence et l’insécurité dans lesquelles nous vivons – aussi exploitées qu’elles puissent être fantasmatiquement, voire manipulées de manière délibérée – relèvent avant tout d’une question de narcissisme, et sont le fait d’un processus de perte d’individuation. Il s’agit de narcissisme au sens où un homme comme Richard Durn, assassin d’un nous – assassiner un conseil municipal, représentation officielle d’un nous, c’est assassiner un nous – souffrait terriblement de ne pas exister, de ne pas avoir, disait-il, le « sentiment d’exister » : lorsqu’il tentait de se voir dans une glace, il n rencontrait qu’un immense néant. C’est ce qu’a révélé la publication d son journal intime par
Le Monde. Durn y affirme qu’il a besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister ». Richard Durn souffre d’une privation structurelle de ses capacités narcissiques primordiales.

J’appelle « narcissisme primordial » cette structure de la psychè qui est indispensable à son fonctionnement, cette part d’amour de soi qui peut devenir parfois pathologique, mais sans laquelle aucune capacité d’amour quelle qu’elle soit ne serait possible. Freud parle de narcissisme primaire, mais cette expression ne correspond pas tout à fait à ce dont je parle : elle désigne l’amour de soi infantile, une époque précoce de la sexualité. Freud parle aussi de narcissisme secondaire, ce qui survient à l’âge adulte, mais il ne s’agit encore pas de ce que je nomme le narcissisme primordial, qui est sans doute plus proche de ce que Lacan désigne dans son analyse du « stade du miroir ». Il y a un narcissisme primordial aussi bien du je que du nous : pour que le narcissisme de mon je puisse fonctionner, il faut qu’il puisse se projeter dans le narcissisme d’un nous.

Richard Durn, n’arrivant pas à élaborer son narcissisme, voyait dans le conseil municipal la réalité d’une altérité qui le faisait souffrir, qui ne lui renvoyait aucune image, et il l’a massacrée. »

RÉFÉRENCES
STIEGLER Bernard, Aimer, s’aimer, nous aimer, Galilée 2003.

COMMENTAIRE du 29 mars 2012
Le sommeil de la raison engendre les monstres.

« On entend dire, après l’effroyable affaire Merah, que le monstrueux ne connaît pas d’explications. C’est ce qu’a soutenu le rabbin Gilles Bernheim dans
Libération, et c’est ce qu’a redit Henri Guaino sur France Culture. Leibniz soutenait au contraire que la conception rationnelle du monde consiste à poser que toute chose a sa raison, c’est-à-dire sa cause – y compris les choses les plus déraisonnables, folles et meurtrières.
Comme le savait Goya, c’est le sommeil de la raison qui engendre les monstres, et c’est encore plus vrai dans le monde contemporain que caractérise l’hyperpuissance des moyens – revolvers 11.43, webcams, médias de masse, robots financiers – et l’impuissance des fins, c’est-à-dire leur perte, qui, faisant perdre aussi la raison, favorise les passages à l’acte en tous genres que provoque une constante excitation de la pulsion de destruction dans un monde devenu lui-même intrinsèquement et tragiquement pulsionnel.
Il y a évidemment un lien entre les massacres commis par Richard Durn (Nanterre, 2002), Anders Breivik (Oslo et l’île d’Utoya, 2011) et Mohamed Merah, et il est très dommageable de ne pas vouloir en entendre parler quand on prétend exercer des responsabilités publiques et civiles.
Nous vivons dans des
Cités à la dérive (Seuil, 1971) – livre de Stratis Tsirkas – hantées par d’innombrables individus à la dérive, dont certains passent à l’acte meurtrier sur des fonds transgressifs variés : insultes, viols, violences, désinhibitions, mensonges d’État, tromperies de toutes sortes.»

RÉFÉRENCES
STIEGLER Bernard,
« Ces abominables tueries peuvent s’expliquer par la dérive de nos sociétés », Le Monde, 29 mars 2012.

Mention du présent article : http//www.savigny-avenir.info/ISSN 2261-1819
BNF. Dépôt légal du numérique

 

 

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