LA LETTRE DU LUNDI DE MIEUX ABORDER L’AVENIR, n°176, lundi 28 décembre 2015
La démarche qui consiste à demander et à obtenir l’accès à des documents publics (comptes rendus de séance de réunions, textes des délibérations, rapports, document d’urbanisme…) émanant d’une assemblée délibérante locale (conseil municipal, conseil communautaire, conseil départemental…) constitue-t-elle une action micro-politique, localisée et anecdotique, ou bien participe-t-elle à une action globale visant la bonne gouvernance locale ? Telle est la question que nous avons posée à Bernard MÉRIGOT, expert en administration publique et président de Mieux Aborder l’Avenir.
LA DÉMOCRATIE S’EXERCE À TOUS LES NIVEAUX
Question. Y-a-t-il une continuité de nature en ce qui concerne l’exercice du pouvoir entre l’organisation de l’État (le gouvernement, les ministères, les préfectures…) et celle des collectivités locales (conseil municipal, conseils communautaires, intercommunalités, métropoles…) ?
Bernard MÉRIGOT. Existe-t-il une anthropologie de la bonne gouvernance ? La question est d’actualité à un moment où l’état d’urgence est décrété en France depuis le 14 novembre 2015.
La démocratie est une valeur générale qui se pratique à plusieurs échelles territoriales. Il existe une série d’emboîtements. Même s’ils sont séparés, chacun des niveaux inter-réagit avec les autres. Il ne peut pas y avoir un niveau où l’information et la participation citoyenne s’exerce, et un autre niveau où elle ne s’exerce pas, sans que cela entraîne des effets. La bonne gouvernance pratiquée dans un territoire a des effets sur les autres territoires. A l’inverse, la mauvaise gouvernance se situe toujours, in fine, sur la pente du totalitarisme.
LE POUVOIR CHERCHE A CACHER SES DÉCISIONS
Question. Comment distinguer ce qui sépare la bonne gouvernance de la mauvaise gouvernance ?
Bernard MÉRIGOT. Il faut relire l’analyse du totalitarisme que fait Hannah ARENDT. Elle écrit « Le pouvoir réel commence où le secret commence ». (1) Pour elle, c’est le fondement de la construction du « chef » qui constitue le noyau. On observe que la concurrence entre différents services, dont les fonctions se chevauchent et dont les tâches sont identiques, ne laissent aux oppositions aucune chance de passer à l’acte. Nous constatons qu’il n’existe pas de niveaux intermédiaires entre le chef et la base. Paradoxalement, c’est l’absence d’autorité ou de hiérarchie qui permet au pouvoir du chef d’être total : il commande directement, et sans médiation, à l’administration qu’il dirige.
ET SI LA CONFUSION
ÉTAIT UN CAMOUFLAGE VOLONTAIRE ?
Question. Dans la pratique du pouvoir, est-ce que tout est prévu, ou bien y a t-il des imprévus ?
Bernard MÉRIGOT. La logique totalitaire se manifeste par des procédés qui assurent à terme non seulement le monopole absolu du pouvoir, mais surtout la certitude que tous les ordres seront toujours exécutés, c’est-à-dire qu’ils parviendront à la finalité voulue. La multitude des courroies de transmission et la confusion apparente de la hiérarchie ne relèvent en aucun cas de la maladresse ou de l’impuissance. En fait, la confusion assure une complète indépendance du chef à l’égard de ses subordonnés. « Elle rend possible les revirements de politique – toujours brusques et surprenants – qui font la renommée du totalitarisme », comme le note Pierre-Jean HAUTION. (2) La multiplication des services détruit tout sens des responsabilités et toute compétence.
Pour un observateur extérieur, le fonctionnement de l’État totalitaire choque le bon sens par son apparente irrationalité. La logique totalitaire apparaît irrationnelle car elle amène à écarter toute considération d’intérêt limité et local (économique, national, humain, militaire) au profit d’une réalité purement fictive pour un avenir lointain et indéfini.
SUR LA PENTE DU TOTALITARISME
Question. Vous suggérez que l’irrationalité – que l’on peut qualifier de bureaucratique – est une production du totalitarisme ?
Bernard MÉRIGOT. C’est une sécrétion, un symptôme si on veut. Il y a une musique qui pourrait s’intituler « Sur la pente du totalitarisme ». Ce n’est pas, bien évidemment, « Sur la route de Memphis » que chante Eddy MITCHELL. Mais c’est comme s’il y avait une ligne mélodique qui y conduisait. On se laisse bercer. Bien évidemment, dans la réalité, il y a des étapes d’accomplissement – des paliers – mais elles obéissent à une même symbolique : garder secret, empêcher, détruire. Pourquoi ? Pour soustraire des pratiques et des actes au contrôle démocratique. Il y a trois destructions qui visent l’homme dans trois dimensions.
- Destruction de la personne juridique, c’est-à-dire : l’homme possédant des droits, à qui on assigne une place de « hors-la-loi », en le plaçant en dehors du système normal.
- Destruction de la personne morale, c’est-à-dire : l’homme possédant un corps que l’on rend anonyme, en le dépouillant de sa signification, en opérant sa dépossession.
- Destruction de la différenciation des individus, c’est-à-dire l’homme possesseur d’une identité unique, en la faisant disparaître.
A partir de là, tout devient possible. Il est inutile de préciser quelles étapes réelles sont susceptibles de succéder aux étapes symboliques. C’est pourquoi, la mauvaise gouvernance doit éliminer toute spontanéité, parce que celle-ci est un obstacle à son accomplissement.
RÉFÉRENCES
1. ARENDT Hannah, Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, Coll. Quarto, 2002, p. 739. Traduction de P. Lévy, Troisième partie : Le totalitarisme, chapitre XII, 1. P.747-748.
2. HAUTION Jean-Pierre, « Le totalitarisme analysé par Hannah Arendt », 27 février 2011, http://www.philo52.com/articles.php?lng=fr&pg=950
La Lettre du lundi de Mieux Aborder l’Avenir
n°176, lundi 28 décembre 2015
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